Page:Stevenson - Saint-Yves.djvu/85

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la maîtresse femme qui s’était chargée de moi m’inspirait toute confiance, et déjà je me voyais arrivant aux portes de la maison de mon oncle. Mais, hélas ! quant à mon affaire d’amour, c’était une autre histoire ! J’avais pu voir Flora en tête-à-tête ; j’avais commencé à lui parler ouvertement ; je n’avais pas été trop mal reçu ; je l’avais vue changer de couleur ; j’avais bu avec délices le regard bienveillant de ses yeux ; et voilà que, tout à coup, entre en scène cette figure apocalyptique, avec un bonnet de nuit et un pistolet d’arçon ; et, par le seul fait de sa venue, me voilà irrémédiablement séparé de ma bien-aimée !

Ainsi la reconnaissance luttait dans mon cœur avec le ressentiment. Mon apparition dans la maison de la dame, à minuit passé, je ne pouvais pas me le dissimuler, avait quelque chose d’impertinent, de louche, quelque chose qui était pour donner lieu aux pires soupçons. Et cependant la vieille dame l’avait fort bien prise. Sa générosité égalait son courage ; et son intelligence me paraissait, elle aussi, de qualité peu commune. Mais je redoutais d’autant plus les suites qu’aurait son intervention au point de vue de l’opinion de Flora à mon endroit. Déjà, à de certains coups d’œil jetés par la tante sur sa nièce, j’avais pu deviner que la vieille dame en pensait, là-dessus, plus long qu’elle ne voulait m’en laisser paraître. Je n’avais qu’un moyen de remédier au mal : c’était de m’endormir au plus vite, de me réveiller de très bonne heure, et de guetter de nouveau une occasion pour me retrouver seul avec Flora. Lui avoir dit ce que je lui avais dit, et ne pouvoir pas lui en dire davantage, c’était à quoi je n’avais pas la force de me résigner.

J’ai toujours eu la conviction que la vieille dame est restée assise près de moi, toute cette nuit-là, pour me surveiller. Longtemps avant l’aube, en tout cas, elle se pencha sur moi, un bougeoir en main, me réveilla, me désigna un costume de paysan qu’elle m’ordonna de revêtir, et m’enjoignit de plier dans un linge mon beau costume neuf, avec lequel, à l’en croire, « il y aurait eu folie à faire