Page:Suarès - Tolstoï.djvu/15

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tout, — et laisse faire. L’intelligence, chez le Grec, et, chez le Russe, l’amour de Dieu, ou charité, suffisent à tout. Tolstoï unit le stoïque et l’épicurien dans le même abandon de soi très apostolique. Il est curieux de voir que le Christ y rencontre la victoire. Car c’est à peu près ainsi que le christianisme naissant a conquis la société antique.

Souvent, j’ai réfléchi sur la grande tristesse des livres de Tolstoï. Son accent n’était pas si désolé quand il ne savait où est la voie du salut, que depuis qu’il l’a trouvée. Il annonce le bonheur d’une voie sombre. Est-ce l’horreur du mal présent qui lui donne ce ton ? — À la vérité, il semble plutôt que ce bonheur soit désespéré. Jésus est le dernier mot de la sagesse humaine, — faute, peut-être, qu’il y en ait un autre. Ce monde d’enfants est le pis aller d’un monde d’hommes. L’innocence sans passion est la fin d’une créature, qui ne peut être passionnée sans être criminelle. L’enthousiasme de Tolstoï pour la vie n’est pas fort soutenu : il était beaucoup plus robuste dans le temps de ses doutes, quand il craignait tant la mort, quand il se torturait tant de vivre. Il consent à la vie, plus qu’il ne l’aime.