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du matin. Et MM. les membres du conseil ont signé avec le greffier la minute du jugement, etc. »

En entendant son arrêt, Pierre ne dit pas un mot ; aucune émotion ne se peignit sur sa figure, car depuis longtemps il vivait avec cette idée. Seulement, s’adressant au président :

— Mon général, seriez-vous assez bon pour m’accorder deux mots d’entretien ? — Je suis à vous, monsieur. Veuillez nous laisser, messieurs, dit-il aux membres du conseil, qui sortirent. — Général, dit Pierre quand ils furent seuls, me reconnaissez-vous ? — Oui, Pierre, dit l’officier en lui tendant la main ; je vous ai vu au feu, et je sais qui vous êtes. C’est une inexplicable fatalité, car je ne connais personne dévoué plus que vous à la discipline. — Général, j’ai un fils. — J’y avais pensé, Pierre. Et son avenir ne doit pas vous inquiéter. — Son avenir ! Non ! dit Pierre tristement. Il se tuera ! — Mon ami, cette idée… — Il se tuera, général, je le sais. Seulement je voudrais, je voudrais… que nous ne soyons pas séparés : vous m’entendez ? — Pierre, mon ami, je ne partage pas vos craintes. Votre fils… — Il se tuera, répondit Pierre. Seulement, général, pensez à une prière pour nous deux ; j’y tiens. Je n’ai jamais été cagot, mais je suis sûr qu’il y a quelque chose là-haut ! C’est dit, général. — Dans le cas où le malheur que vous prévoyez arriverait, foi de marin ! ce sera. — Merci, général. Adieu ! dit Pierre en lui tendant la main. — Venez donc là, mon brave, répondit l’amiral en lui ouvrant les bras. Ce n’est pas la première fois ! N’est-ce pas moi qui vous ai donné l’accolade de légionnaire !

Et les deux marins tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

— Adieu ! adieu, général ! pensez à nous ! dit Pierre en voyant l’amiral s’éloigner.

Il regagna sa chambre. Il n’y trouva plus son fils… Il s’assit tristement à la place où son enfant s’était assis, et passa la nuit à méditer…

Il devait être fusillé à onze heures du matin, sur un ponton, par un peloton de gendarmes.


CHAPITRE LII.

Visite.


Quel ennui ! — Burke.


Profitant de l’évanouissement de Paul, Gratien l’avait conduit chez son logeur, place du port, au Chasse-Marée.

On le sait, c’était la veille du jour où l’on devait fusiller Pierre. Son exécution avait été fixée au lendemain matin. Le signal était le dernier coup de onze heures à l’horloge du port. La petite chambre, provisoirement habitée par Paul, était ordinairement destinée aux matelots qui attendaient un embarquement avantageux sur un navire de commerce.

Des murs couverts d’un papier jaune à fleurs, tombant en lambeaux, quelques gravures coloriées représentant des épisodes des guerres de Bonaparte, une chaise, une table boiteuse et un lit de sangle, voici l’ameublement.

Située au quatrième étage, l’unique fenêtre de cette mansarde donnait sur une ruelle infecte, et le jour n’arrivait que péniblement à travers des carreaux verdâtres au milieu desquels s’élevaient des fonds de bouteilles.

C’était le soir, — sur les quatre heures.

Le ciel, brumeux et chargé de brouillards de novembre, se voilait de plus en plus, et bientôt l’obscurité commença d’envahir ce misérable réduit. Paul, assis sur le bord du lit, ne s’en aperçut pas. Le pauvre enfant, la tête baissée, les mains croisées sur ses genoux, les jambes pendantes, paraissait être dans un état d’insensibilité profonde. Ses yeux s’ouvraient, secs et ardents.

Quatre heures sonnèrent, et la cloche de l’arsenal faisant entendre ses tintements prolongés, Paul fut tiré de son inertie.

— Quatre heures ! dit-il après avoir compté chaque coup. À présent que fait mon père ?… Encore dix-neuf heures à compter. C’est bien long ! J’aime cette horloge car elle me dira le moment de la mort de mon père. Elle me dira : Paul, es-tu prêt ? Il t’attend. Elle ne me trompera pas, Demain, pour lui et pour moi, le dernier coup d’onze heures sera le signal d’une grande joie, car c’est un signal qui nous réunira pour toujours. Mais que faire jusque là ? Je m’ennuie tant ! Pourvu que cette nuit, que demain, une de mes faiblesses ne me prenne pas. Oh ! non, le ciel est trop juste pour me refuser ce bonheur-là ! dit-il amèrement.

Qui m’aurait dit cela, pourtant, il y a six mois ? C’est une existence bien fatale que la mienne ! Qu’ai-je donc fait à Dieu pour être aussi malheureux ? Et il me semblait avoir tant d’avenir, et de riant avenir devant moi ! J’avais un père qui me chérissait ; j’étais brave, j’étais jeune ; ma profession me plaisait, et j’aimais, oh ! j’aimais un ange !

Puis, après un moment de silence :

— Mais voilà quelque chose de bien affreux ! ajouta-t-il. Je ne sais si la douleur, le chagrin ou la maladie ont usé toutes les fibres de mon cœur !… Mais je ne le sens plus… je pense à Alice, à mon père qui sera tué demain, à moi, qui me tuerai demain ; j’y pense, et cela sans émotion cruelle ou poignante. Ma vie passée, présente ou future, c’est comme un livre que j’aurais lu, et qui m’aurait laissé des souvenirs, mais pas d’impressions. Ce que j’éprouve seulement, c’est de l’ennui, mais un ennui prononcé, et le désir d’être à demain.

Non, non ! dit-il après un nouveau silence, non, j’ai beau songer à tout ce qui me fut cher, à toutes mes espérances perdues ; j’ai beau toucher du doigt des plaies autrefois si vives et si saignantes, évoquer d’atroces souvenirs ; rien, rien, je n’éprouve rien, ni haine, ni désespoir, ni regret ; mon âme est morte à toutes les sensations !…

C’est l’effet de l’extrême chagrin, sans doute, peut-être aussi de la maladie. Mais c’est une chose singulière : peut-être aussi est-ce la certitude que j’ai de mourir demain. Mais, de fait, je n’éprouve rien que de l’ennui, toujours de l’ennui.

À ce moment, un léger frôlement agita la porte.

— Ah ! c’est ce bon vieux Gratien qui fait sa faction. Il est là pour m’empêcher de sortir, comme si j’y pensais, mon Dieu !

La porte s’ouvrit, et quelqu’un s’avança dans l’obscurité, car la nuit était venue tout à fait.

— C’est toi, Gratien ? demanda l’enfant. — Non, Paul, répondit une voix bien connue, qui fit tressaillir le fils du lieutenant. — Szaffie ! dit Paul stupéfait.


CHAPITRE LIII.

Proposition.


Oh ! la damnation éternelle ! mais une minute de haine.
Bertram.


En entendant la voix de cet homme qui venait lui rappeler ses malheurs les plus cuisants, qui venait presque les résumer dans son odieuse personne, Paul sentit un faible mouvement au fond de son cœur flétri. Le misérable pensa que la haine au moins allait vibrer dans son âme. Mais non, non, tous les ressorts de cette âme avaient été brisés à jamais. Cette émotion passagère ne fut que de la surprise ; à peine dura-t-elle un instant, et puis Paul retomba dans son insensibilité morale.

Gratien parut avec une lampe.

— Laisse-nous, lui dit Paul.

Gratien sortit.

Szaffie, amaigri par les privations qu’il avait aussi partagées, paraissait plus pâle que de coutume ; mais c’était le même calme, le même sang-froid, la même expression hautaine et railleuse.

— Eh bien, Paul ? — Eh bien ! monsieur, quand vous êtes entré, j’ai cru sentir en moi un sentiment de haine et de colère : je me trompais… Oh ! que vous devez me mépriser, me trouver bien infâme ! dit l’enfant avec un rire amer, car je vous vois là, près de moi, et je n’ai ni le pouvoir, ni la force, ni la volonté de vous tuer : comprenez-vous cela ? — Oui, Paul, ceci devait arriver. Après les grandes joies, les grandes souffrances ; après les grandes souffrances, le néant, la mort morale… Aussi l’on peut appliquer à l’âme ce que les joueurs disent du jeu : Il y a deux plaisirs dans le jeu, d’abord le plaisir de gagner ; après celui de gagner, le plaisir de perdre ; car cent fois mieux vaut perdre que de ne pas jouer. Aussi cent fois mieux vaut souffrir que d’être plongé dans l’engourdissement où vous êtes, Paul. — Oh ! ceci est une grande vérité, Szaffie ; car si je souffrais, je pourrais vous haïr ; et si je pouvais vous haïr, je vous tuerais ; mais je ne le puis. — Écoutez-moi. Il y a bientôt huit ans, comme vous, Paul, j’étais à la veille de me tuer ; comme vous, j’avais le cœur mort et froid : la seule différence, c’est que la satiété du bonheur m’amenait où la satiété du malheur vous conduit… — au suicide — peu importe, le résultat est le même… Or, je viens vous proposer d’employer le moyen qui m’a sauvé, car vous m’intéressez, Paul. — Que voulez-vous dire ? — Une fois votre père mort, en supposant que vous puissiez sortir de l’état de torpeur qui vous accable, quel serait, croyez-vous, le premier sentiment qui s’éveillerait dans votre âme ?

Paul réfléchit un instant, puis il reprit : — La haine des hommes, et le besoin de me venger sur vous !

— La haine des hommes, bien ; quant au besoin de vous venger sur moi, niaiserie et injustice. Car, après tout, enfant, est-ce moi qui ai fait les événements, est-ce moi qui ai dit à ton père : Séide d’une discipline, imaginaire, sacrifie à ton idole ton honneur, ton ambition, ton fils et ta vie ?

Est-ce moi qui ai dit à Alice : Méprise et torture le cœur si naïf et si candide de Paul, et aime-moi ? Non ; j’ai dit à Alice : Il y a une âme pure et chaste comme la tienne, cherche cette âme, comprends-la, aime-la ; car mon âme, jeune fille, est sombre, vide et desséchée. Eh bien ! malgré cela, à cause de cela, Paul, elle est venue à moi et s’est éloignée de toi, parce que c’était dans sa nature de femme ; — à cause de cela Alice, élevée au couvent, ayant toutes les vertus et toutes les nobles convictions, m’a préféré à toi, et c’est à cause de toutes ces vertus qu’elle m’a préféré. Une femme corrompue n’aurait pas hésité une minute : elle t’eût choisi, enfant.