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Au premier coup d’onze heures, Paul arma les pistolets.

Ses derniers mots furent :

— Pardonne-moi ! oh ! mon Dieu ! si c’est un crime. — Attends-moi, père ! Je te suis. — Ma mère… Alice !…

Au dernier coup d’onze heures, Pierre Huet tombait fusillé sur le ponton.

Au dernier coup d’onze heures, Paul Huet tombait sur le parquet de la petite chambre de l’auberge du Chasse-Marée.

L’amiral n’oublia pas la promesse qu’il avait faite à son compagnon d’armes.

Pierre et son fils ne furent pas séparés.

L’amiral, Gratien, Bouquin et la Joie furent les seuls qui suivirent le convoi du père et du fils.

Le soir, les trois matelots, qui avaient été s’étourdir dans une taverne, étaient un peu ivres et parlaient d’incendier le port de Cherbourg, pour venger Pierre et son enfant.

Ce projet n’eut heureusement pas de suite.

Gratien jouit d’une honnête aisance jusqu’à la fin de ses jours.

La Joie tomba à la mer, dans une tourmente, et se noya.

Son matelot Bouquin mourut de la fièvre jaune à la Martinique.


CHAPITRE LV.

Un Salon.


La scène se passe à l’hôtel de Saint-Arc, un mois après la mort de Paul et de son père.

C’est un de ces anciens et admirables salons du faubourg Saint-Germain, qui datent du dix-septième siècle. Les mille moulures et arabesques des portes, des planchers et des panneaux, ont été nouvellement dorées, et se détachent brillantes sur le fond blanc des boiseries. De grandes fenêtres voilées de larges et lourds rideaux de soie pourpre donnent sur un jardin ; d’autres portes, parallèles à ces croisées, s’ouvrent sur une serre chaude, délicieuse, toute parfumée, embaumée de fleurs d’hiver ; des tapis épais et moelleux garnissent cette serre, et de hautes volières, remplies de bengalis, donnent un charme de plus à cette belle et vigoureuse végétation.

Il est nuit. De riches candélabres, placés dans les coins de cet immense salon, se reflètent au milieu des glaces, et jettent une pâle lueur dans la serre, seulement éclairée par cette douce clarté.

Plusieurs portraits de famille annoncent que cet hôtel est habité par des gens d’antique et glorieuse origine.

Six heures sonnent.


Un valet de chambre ouvre les deux battants de la porte du salon.
Entrent : la duchesse de Saint-Arc. Cinquante ans, taille imposante, l’air spirituel et bon, mise avec un goût et une simplicité extrêmes.
La comtesse d’Hermilly. Dix-neuf ans, une figure ravissante, les plus beaux yeux du monde ; les pieds et les mains d’une distinction rare ; brune, pâle et la peau très-blanche ; toilette exquise. Mariée depuis un an au comte d’Hermilly.
Elles entrent en se donnant le bras, et vont s’asseoir sur une des causeuses placées de chaque côté d’une immense cheminée.


la duchesse. — Que vous êtes donc bonne, ma chère Marie, d’être venue sitôt, et de m’avoir épargné tous les ennuis de ma toilette, en me racontant vos folies !

la comtesse. — Vous appelez cela des folies, bon Dieu ! Que M. d’Hermilly n’est-il pas là, lui qui me reproche toujours mon sérieux.

la duchesse. — Et il a raison. Marie. Vous n’êtes pas de votre âge.

la comtesse. — C’est plutôt lui qui n’est pas du sien.

la duchesse. — Le fait est qu’à trente ans, il a le tort de se croire jeune, le défaut d’être charmant, et de se trouver le plus heureux des hommes. Je vous le répète, Marie, vous êtes une folle, et s’il était là je vous gronderais devant lui. Préféreriez-vous qu’il fût comme M. de Servieux, sans cesse triste, préoccupé, d’un pessimisme à faire désirer la fin du monde ?

la comtesse. — Est-ce que vous l’avez ce soir, ce bon M. de Servieux, ce vieil ami de ma mère ?

la duchesse. — Oui ; mais ce n’est pas tout. J’ai une célébrité, oh ! une grande célébrité, arrivée tout récemment à Paris.

la comtesse (avec curiosité). — Ah ! mon Dieu ! Qui donc cela ?

la duchesse. Le marquis de Longetour, un parent de M. de Saint-Arc, un marin, un véritable Jean Bart. C’est tout un roman !

la comtesse. — Contez-moi donc cette belle histoire.

la duchesse. — Ma chère enfant, ce serait beaucoup trop long. Seulement, on dit que, pris par des pirates, emmené dans l’intérieur de l’Afrique, il a vu les choses du monde les plus curieuses, et a fait de nombreuses découvertes en histoire naturelle ; car l’Académie des sciences veut le recevoir comme correspondant. Mais ce qu’il y a de plus beau, c’est qu’il n’a été fait prisonnier, dit-on encore, que parce qu’il n’a pas voulu quitter son bâtiment, perdu sans ressource. Son équipage l’abandonna, et il eut le courage d’y rester seul. Ces marins ont un singulier amour pour leurs vaisseaux.

la comtesse. — Voilà de la fidélité et de la constance, j’espère. Est-il marié ?

la duchesse. — Beaucoup. — Avec cela c’est un vieillard fort simple, fort bon, fort doux, mais un de ces caractères entiers, un de ces courages indomptables qui ne se réveillent qu’au milieu des grands périls. Enfin de ces gens que les obstacles seuls grandissent.

la comtesse. — Je serai bien curieuse de voir votre marin.

la duchesse. — Je lui suis fort attachée, vraiment ; aussi, aurai-je le plus grand plaisir à lui apprendre aujourd’hui qu’on va, j’espère, lui accorder un grade supérieur, comme récompense de sa belle et noble conduite. Il a d’ailleurs été fort appuyé par le passager qu’il devait mener à Smyrne, m’a-t-il dit, et qui a rendu de lui les meilleurs témoignages ; mais c’est encore un autre roman que celui-ci.

la comtesse. — Et de deux. Mais c’est la journée des brancards.

la duchesse. — M. de Longetour m’a présenté son passager, et je vous avoue, Marie, que c’est un des hommes les plus singuliers que j’aie rencontrés.

la comtesse. — C’est encore un vieux marin, bien brusque, bien laid, avec de grandes balafres sur le visage.

la duchesse. — C’est un homme de trente ans au plus, de la meilleure compagnie, d’une beauté pleine de distinction, d’un esprit fort original et fort extraordinaire ; peignant comme un ange et excellent musicien.

la comtesse. — Mais c’est en vérité un héros de roman.

la duchesse. — Surtout si vous ajoutez à cela un nom de fort bonne maison, une grande fortune, des équipages du meilleur goût, les plus beaux chevaux de Paris ; et encore avez-vous une idée incomplète de M. de Szaffie.

la comtesse. — Mais j’en ai beaucoup entendu parler. Vous le recevez ?

la duchesse (souriant). — Je sais que les envieux ou les méchants racontent un enlèvement accompagné de circonstances épouvantables, l’accusent d’avoir fait mourir de chagrin cette pauvre baronne de Pavy, et de cent autres forfaits pareils.

la comtesse. — Et tout cela est faux. Vous croyez, madame ?

la duchesse. — La preuve que je considère la source de ces bruits comme fort douteuse et fort impure, ma chère Marie, c’est que M. de Szaffie est reçu dans mon salon.

un valet de chambre (annonçant). — M. le chevalier de Servieux.


Entre le chevalier de Servieux. Il baise la main de la duchesse de Saint-Arc, et s’incline devant la comtesse d’Hermilly.


la duchesse. — Que vous êtes aimable de venir un peu tôt, monsieur de Servieux ! Vous allez nous rendre bien tristes, nous faire bien peur de l’avenir, n’est-ce pas ? Voilà d’abord une de vos séides admirablement disposée à vous entendre.

M. de Servieux (souriant). — C’est une guerre à mort, madame la duchesse. Mais avouez au moins que la tristesse chez un vieillard est quelquefois de la conscience ou de l’abnégation. Pourtant, par esprit de contradiction, je serai gai aujourd’hui ; c’est d’ailleurs moins le besoin de contrariété qui opérera cette grande révolution dans mon esprit, que la certitude que j’ai de vous être agréable en vous apprenant une bonne nouvelle.

la duchesse. — Que voulez-vous dire ?

M. de Servieux. — Oh ! je ne veux vous parler ni de nouveaux bienfaits à répandre, ni de vos visites du matin, dont les pauvres savent seuls le secret, ni de la reconnaissance de ces veuves d’officiers morts à Waterloo, que vous secourez si généreusement, ni de…

la duchesse (avec impatience). — Monsieur de Servieux !

M. de Servieux. — M’y voici, madame. C’est tout simplement d’une note de la main du ministre, rédigée à la hâte. Je l’ai vu à la Chambre, et il m’a remis ces mots écrits au crayon.

la duchesse (lisant). — « La promotion de M. le marquis de Longetour au grade de capitaine de vaisseau, et sa nomination de commandeur de la Légion d’honneur, ont été signées aujourd’hui. »

C’est parfait ! Mille grâces, mon cher monsieur de Servieux.

M. de Servieux. — Pas de grâces, madame, car c’est une justice. Ce digne officier lutte de tout son pouvoir contre le danger, et, quand il n’y a plus de ressource, par un fanatisme admirable, il se refuse à quitter le bâtiment que le roi lui a confié, y reste, et expie ce dévouement sublime par une captivité affreuse dans les déserts de l’Afrique, où il s’occupe encore de rendre des services à la science… — Vous m’avouerez que c’est admirable, madame ! — Voilà ce qu’on m’a raconté, et on le tient de bonne source. Et ce n’est pas tout. Car ce brave marin avait, en outre, pour lieutenant un homme fort dangereux, qui a voulu l’assassiner à la vue de tout son équipage, révolté sans doute de la fermeté qu’il ne s’attendait pas à trouver chez notre loyal capitaine. Il paraît même, d’après le procès, que c’est ce misérable qui a causé la perte du bâtiment, que M. de Longetour avait déjà sauvé une fois. Heureusement justice a été faite ! et notre marine n’a pas à regretter un officier dont elle doit être si fière !

la duchesse. — Et puis M. de Longetour avait émigré, et un émigré