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son ancien professeur. De l’heureuse ou mauvaise issue de la cause du marquis dépendait presque son mariage avec mademoiselle de Soissons.


CHAPITRE VII.

Le procès.


À l’époque dont il s’agit, M. de Létorière occupait une charmante maison isolée, dont le jardin donnait sur le rempart, non loin du pavillon d’Hanovre, une des dépendances de la magnifique demeure de M. le maréchal de Richelieu.

L’habitation du marquis ressemblait beaucoup plus à une petite maison, comme on disait alors, qu’à un hôtel. Tout y était élégant, somptueux, mystérieux et retiré. Dans l’été, de grands arbres formaient autour du jardin une enceinte de verdure impénétrable aux regards ; dans l’hiver, un immense rideau de lierre, très-artistement disposé sur des treillages arrondis en forme d’arbres, s’élevait au-dessus des murs et remplaçait le feuillage de la belle saison.

Ce jour-là Létorière, retiré dans son cabinet, attendait Dominique, qui devait arriver de Vienne.

Les princes contre lesquels plaidait le marquis avaient en Allemagne une très-grande influence. On disait que le conseil aulique était dans leurs intérêts ; seul, Létorière avait à lutter contre ces redoutables adversaires.

Le vieux professeur était parti muni d’une lettre du roi pour l’ambassadeur de France à Vienne. Louis XV prévenait son représentant qu’il prenait un grand intérêt au gain du procès de M. de Létorière, et lui ordonnait de favoriser de tout son pouvoir les démarches secrètes de l’homme de confiance du marquis.

Enfin le bruit d’une chaise de poste retentit, et bientôt Jean-François Dominique entra dans le cabinet de Létorière.

— Eh bien ! Dominique, avons-nous quelque espoir ? dit le marquis en l’embrassant avec cordialité.

— J’en doute… monsieur le marquis…

— Ces conseillers auliques sont donc intraitables ?

— Hélas ! je le croirais, sans le ressouvenir d’Alcibiade, qui, après tout, a séduit Tisapherne !… Mais je crois ces Germains encore plus rebelles, encore plus farouches que cet ombrageux satrape !

— Et quels sont ces conseillers ? Avez-vous quelques renseignements sur eux ?

— J’en ai assez, j’en ai trop de renseignements ! C’est ce qui fait que je me désole. Ces conseillers sont au nombre de trois : le baron de Henferester, le plus terrible chasseur et le plus redoutable buveur de toute la Germanie ; un Nemrod, qui ne quitte ses forêts que pour venir siéger au conseil deux fois par semaine. Il y a ensuite le docteur Aloysius Sphex, un savant commentateur de Perse, je crois, toujours hérissé de latin comme un porc-épic ; et enfin le sieur de Flacsinfingen, gourmand comme une autruche et mené par sa femme, la plus sèche, la plus acariâtre, la plus aigre protestante qui ait jamais eu une Bible attachée à son côté par une chaîne d’argent.

— Vos portraits sont touchés de main de maître, Dominique, ils me semblent assez rébarbatifs. Et ces messieurs du conseil sont-ils absolument dans les intérêts des princes allemands ?

— Ils y sont jusqu’au cou. Pour cette fois seulement ces trois conseillers, qui se détestent cordialement, sans doute à cause de la différence de leurs goûts, se sont trouvés d’accord, chose rare, car ordinairement l’appui de l’un suffit pour vous attirer immédiatement l’animadversion des deux autres.

— Ainsi les princes allemands…

— Ont autant d’espoir de gagner que vous avez de chances de perdre ; car vous passez à Vienne pour quelque chose de pire que le démon.

— Moi ? vous plaisantez, Dominique !

— Plût au ciel ! mais cela n’est que trop vrai… Votre réputation d’homme à bonnes fortunes, de voluptueux, de muguet, de sybarite, a pénétré jusqu’à Vienne ; aux yeux de ces graves Germains, vous passez pour un feu follet, pour un lutin, pour un sylphe, pour quelque chose enfin d’aussi brillant que subtil, indéfinissable et dangereux. Deux siècles plus tôt, ils vous auraient reçu à grands renforts d’exorcismes et d’eau bénite. Mais, dans ce siècle philosophique et éclairé, ils se contenteront de vous fermer la porte au nez en vous disant vade retro, car ils croiraient recevoir le diable en personne, et malheureusement votre procès sera définitivement jugé dans quinze jours par ces trois juges ! Ah ! que Pluton… les ait un jour pour agréables ! ajouta Dominique en manière d’imprécation.

Après un assez long silence, le marquis se leva, écrivit quelques mots, sonna, et remit sa lettre à un de ses gens en disant.

— Portez cela à l’hôtel de Rohan-Soubise ; vous demanderez dame Marthe, et vous attendrez la réponse.

— Ce soir je partirai pour Vienne, dit Létorière à son professeur.

— Vous voulez donc tenter l’aventure, séduire vos juges ? Au fait Alcibiade mangeait le brouet noir à Sparte, faisait le centaure en Thrace, et se couronnait de violettes en chantant sur sa lyre les vers voluptueux de la molle Ionie.

— Je n’ai pas la prétention de séduire mes juges, mon vieil ami ; mais, dans ces sortes d’affaires, il vaut mieux voir par ses yeux.

La conversation dura encore quelque temps entre Dominique et son ancien élève et roula sur les circonstances particulières du procès.

Au bout d’une demi-heure, le laquais revint et remit un billet à Létorière, qui s’écria avec un grand étonnement :

— Y pense-t-elle ? Mais puisqu’elle le veut, soit.

Puis il demanda sa voiture, et sortit en priant Dominique de surveiller les préparatifs de son départ pour le soir même.


CHAPITRE VIII.

L’hôtel de Soubise.


Quatre personnes causaient dans un charmant petit boudoir de laque rouge de Coromandel.

Les meubles de cette délicieuse pièce, une des merveilles de l’hôtel de Rohan-Soubise, étaient couverts de brocart fond d’argent à larges dessins cramoisis. Les rideaux de la fenêtre et des portières, faits de pareille étoffe, tombaient en plis majestueux. Un vase du Japon, or, pourpre et azur, haut de trois pieds, rempli de fleurs et placé devant la croisée, ressemblait à un store émaillé des plus vives couleurs. Sur des étagères d’argent massif, délicatement travaillées et incrustées de charmants médaillons de corail dus au ciseau de quelque habile artiste florentin, on voyait une foule de chinoiseries impossibles à décrire à cause de leurs formes bizarres.

Près de la cheminée du plus beau rouge antique, et dont la frise était ornée d’une guirlande de fleurs et de fruits en pierres fines, était un petit lit à la duchesse, véritable miniature ; rideaux, baldaquins, housses, touffes de plume sur le dais, rien n’y manquait. Un imperceptible épagneul noir, marqué de feu, aux longues soies coquettement nattées de rubans cerise et argent, dormait dans ce lit, à demi caché sous l’édredon. Une soucoupe de vieux sèvres bleu de roi, contenant de la pâte de macaron émiettée dans du lait d’amande, attendait le délicat Puff à son réveil.

Madame la maréchale princesse de Rohan-Soubise, sa nièce (mademoiselle de Soissons), M. le comte de Lugeac et M. l’abbé d’Arcueil, tels étaient les acteurs de la scène suivante.

M. de Lugeac venait d’arriver à l’hôtel de Rohan-Soubise. — Que vous avez perdu, madame la maréchale, dit-il, de ne pas assister hier au concert spirituel !… vous eussiez été témoin de la chose la plus extraordinaire du monde.

— Quoi donc ? demanda l’abbé. Est-ce que Jean-Jacques et Arouet se seraient embrassés en public ? Est-ce qu’on aurait chanté les louanges du chancelier ?

— Mais dites donc vite cette belle aventure, reprit la maréchale.

— Hier, au concert, M. de Létorière a été applaudi… mais applaudi à tout rompre, dit M. de Lugeac avec un sentiment de jalousie très-évidente.

— Applaudi ?… Comme M. de Létorière n’est ni prince du sang ni comédien, que je sache du moins, je ne vois pas à quel titre on l’aurait applaudi, dit sèchement la maréchale, qui, sans motif connu, et par prévision sans doute, détestait cordialement le marquis.

Mademoiselle de Soissons rougit extrêmement et cassa un fil de sa tapisserie dans un mouvement d’impatience dont sa tante ne s’aperçut pas.

M. de Létorière a été applaudi pour son habit, reprit le comte.

— Quelque folle toilette ! Il faut que ce beau marquis fasse toujours parler de lui, dit l’abbé.

— Non pas folle, mais en vérité si magnifique et si élégante à la fois, que moi, qui ne me pique pas d’être fort des amis du marquis, je suis assez généreux pour avouer que de ma vie je n’ai rien vu de plus charmant que lui ainsi vêtu… Mais aussi, quand on passe sa vie à s’occuper de futilités pareilles, c’est bien le moins qu’on obtienne de ces succès-là.

— Racontez-nous donc ce miracle de toilette, dit la maréchale. Je vous dirai ensuite une assez singulière anecdote au sujet de M. de Létorière ; ce sera un curieux contraste avec toutes ses magnificences d’aujourd’hui.

— Et moi donc ! dit l’abbé. Pas plus tard que ce matin, monseigneur l’archevêque de Paris m’en a fait cent contes, de ce beau marquis.

— Pour en finir avec cette toilette, madame, dit M. de Lugeac, lorsque la première partie du concert fut chantée, on vit entrer Létorière dans la loge de M. le bailli de Solar, ambassadeur de Sa Majesté le roi de Sardaigne. Et M. de Lugeac s’inclina du côté de mademoiselle de Soissons, cousine de ce roi. La loge était vide ; le marquis resta debout quelque temps pour examiner la salle. Il portait un habit moiré de couleur paille tout uni, avec les parements d’étoffe glacée d’or et de vert