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Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/131

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— Comment pourrai-je, monsieur, reconnaître et mériter cette précieuse faveur ?

— Jeune homme, les gens comme vous et comme le conseiller Sphex sont rares ; et chacun doit gagner à la rencontre que je vous propose. Donnez-moi votre bras et marchons.

Le vieillard se faisait un malin plaisir de la surprise qu’il ménageait à Létorière ; celui-ci ne manqua pas, en effet, de se récrier sur la bizarrerie et sur le bonheur du destin, lorsque, en arrivant au logis du conseiller, celui-ci découvrit son incognito.

Au grand étonnement de la vieille Catherine, le docteur lui ordonna de mettre deux couverts, car le marquis n’avait pu refuser de partager le repas du conseiller, qui lui avait dit en manière d’allusion à la frugalité de sa vie :


....Positum est algente catino,
Durum olus, et populi cribro decussa farina[1].


annonce d’ailleurs réalisée de tous points. Un anachorète se fût à peine contenté des mets servis dans la bibliothèque par la vieille Catherine.

Le conseiller, de plus en plus enchanté de son hôte, lui lut ses traductions, ses commentaires ; et, faveur inespérée, dernier terme et dernière preuve de confiance, lui montra le précieux manuscrit.

À cette vue, Létorière manifesta une admiration si passionnée, si jalouse, que le docteur commença à regarder son hôte d’un air inquiet, et se reprocha presque son imprudente confiance.

— Est-ce que vous habitez seul votre maison avec votre ménagère ? dit tout à coup le marquis d’un air sombre en serrant entre ses mains le précieux manuscrit, comme s’il eût voulu se l’approprier.

— Serait-il assez enthousiaste de Perse pour vouloir m’assassiner et me voler mon manuscrit ? se demanda le conseiller avec une lourde terreur mêlée d’admiration.

Mais le marquis, lui remettant le manuscrit entre les mains, d’un air égaré, s’écria :

— Pour l’amour du ciel, monsieur, cachez, cachez ceci !… Pardonnez à un insensé !

Et il sortit précipitamment de la chambre, en mettant ses mains sur ses yeux.

Le conseiller referma le secret et trouva son hôte assis, d’un air accablé, dans la bibliothèque.

— Qu’avez-vous, jeune homme ? lui dit le savant avec intérêt.

— Hélas ! monsieur, pardonnez-moi !… À la vue de ce manuscrit, une pensée infâme, monstrueuse, m’est venue… malgré la sainte loi de l’hospitalité.

— Vous avez eu l’envie de me ravir mon trésor ?

Létorière baissa la tête d’un air confus.

— Touchez là, mon jeune ami. Je vous comprends… Je ne vous comprends que trop, dit le conseiller en poussant un soupir. C’est un grand honneur que vous venez de rendre à notre auteur ; et si vous saviez l’histoire de ce manuscrit… Et, après un moment de silence, il ajouta : Vous verriez que je dois excuser la terrible tentation dont vous n’avez pu vous défendre.

Malheureusement la confidence du conseiller s’arrêta là.

Les deux amis passèrent le reste de la journée à analyser, à grand renfort d’érudition, les jugements de Casaubon, de Kœnig, de Ruperti, sur leur poëte favori. Ils y découvrirent des beautés cachées qui avaient échappé à tous les éditeurs.

Létorière, par un heureux hasard de mémoire, porta jusqu’à l’extase l’admiration de Sphex, en lui faisant remarquer que ce passage de la satire III : « Les leçons de ce sage portique où est peinte la défaite du Mède, » se rapportait à Zénon, chef du stoïcisme. En un mot, dans ce long et savant entretien, Létorière, admirablement servi par ses souvenirs, par l’étude approfondie qu’il avait récemment faite de Perse, à la recommandation de Dominique, et par la surprenante flexibilité de son esprit, captiva complètement le docteur Sphex.

Cependant pas un mot du procès n’avait été dit de part et d’autre. Le marquis s’en taisait par prudence, le conseiller par embarras ; car, quelque bien disposé qu’il fût pour Létorière, il pensait avec amertume que sa voix ne suffirait pas pour assurer le gain de la cause de son jeune protégé.

— Quel dommage ! s’écria le conseiller, que vous quittiez sitôt Vienne ! nous aurions passé de longues et délicieuses journées dans l’admiration toujours renaissante de notre dieu, et nous aurions dit comme lui :


Unum opus et requiem pariter disponimus ambo,
Atque verecunda faxamus seria mensa[2].


— Je sens cette privation comme vous, monsieur le conseiller. Malheureusement il faut sacrifier ses plaisirs à ses devoirs. Et Létorière se leva.

Frappé de la réserve du marquis à l’endroit de son procès, le conseiller dit, en attachant sur son hôte un regard pénétrant :

— Mais ce procès, nous l’oublions…

— Le moyen de songer, monsieur, à de tristes intérêts matériels lorsqu’on parle de l’objet de son culte avec quelqu’un qui partage notre admiration !

— Hum ! hum ! dit le docteur en secouant la tête ; et, souriant d’un air caustique, il récita ces vers :


Mens bona, fama, fides ! hæc clare, et ut audiat hospes ;
Illa sibi introrsum, et sub lingua immurmurat : Oh ! si
Ebullit patrui præclarum funus[3] !…


— Oui… oui… on dit tout haut : J’oublie mon procès… et tout bas on voue aux dieux infernaux le méchant conseiller qui ne nous donne pas une parole d’espoir… n’est-il pas vrai ?

— Que voulez-vous, monsieur ? dit le marquis en souriant, et répondant par une citation du même livre :


Messe tenus propria vive[4].


— Et vous croyez avoir récolté l’indifférence, jeune homme ? s’écria le savant en riant de cet à-propos. Eh bien ! moi, je vous détromperai. Il ne sera pas dit que la voix du vieux Sphex ne protestera pas du moins contre le jugement d’une panse comme Flachsinfingen ou d’un vieux bouc de centurion, d’un gladiateur brutal comme Henferester. Dans mon opinion, l’équilibre entre vos droits et ceux des princes allemands était si parfaitement égal, qu’il ne fallait qu’un souffle pour faire pencher la balance.


— Scis etenim justum gemina suspendre lance
Ancipitis libræ[5]


dit le marquis : Ne doutant pas de l’intégrité du juge, je n’ai jamais douté du succès de ma cause auprès de lui.

Enchanté de cette nouvelle citation, le conseiller s’écria :

— Et vous avez bien fait, jeune homme ; ma voix sera solitaire ; mais ainsi elle protestera d’une façon plus éclatante encore contre un jugement que je regarderai comme inique s’il vous est contraire, comme je le crains. Adieu donc… C’est après-demain que nous prononçons sur votre cause… que les dieux vous soient favorables ! Quant à moi, par Castor ! je sais ce que j’ai à faire. Et le docteur termina l’entretien par cette dernière citation :


Ast vocat officium : trabe rupta, Bruttia saxa
Prendit amicus inops ; remque omnem surdaque vota
Condidit Ionio[6] !…


CHAPITRE XIV.

Le conseiller Flachsinfingen.


Le lendemain du jour où Létorière avait quitté le docteur Sphex, une agitation extraordinaire régnait dans la maison du conseiller aulique Flachsinfingen. Il était onze heures du matin ; madame Martha Flachsinfingen, grande femme de quarante ans environ, sèche, pâle et grave, vêtue d’une longue robe brune, portant une collerette empesée et une sorte de béguin de velours noir, était en conférence avec son mari le conseiller, gros homme pansu, coloré, à l’air jovial et ricaneur.

Enveloppé dans une robe de chambre de lampas, la tête entourée d’un bonnet de nuit serré par un ruban couleur de feu, le conseiller semblait écouter sa femme avec une déférence mêlée d’impatience.

  1. On vous sert sur un plat glacé des légumes tout crus avec un pain de farine d’orge mal passée.
  2. Nous nous mettrons au travail, nous le quitterons ensemble, et un modeste repas égayera ensuite nos sérieuses matinées.
  3. Sagesse, honneur, vertu, voilà ce qu’on demande tout haut. Voici les prières sous-entendues qu’on fait tout bas : Oh ! si un convoi magnifique emportait le beau-père !
  4. Il faut vivre de ce qu’on récolte.
  5. Vous savez en effet tenir d’une main impartiale la balance de la justice.
  6. Mais vous avez à rendre un bon office ; votre ami a fait naufrage, il s’est sauvé sans une obole sur les rochers de Lucanie, son avoir et ses vœux inutiles, tout au fond de la mer !