Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/133

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Voilà bien la question d’une âme honteusement absorbée par la gloutonnerie ! Pourquoi ? Pourquoi le guerrier qui fuit lâchement devant l’ennemi est-il déshonoré ? Pourquoi éprouve-t-on l’or par le feu ? Pourquoi le juste qui a vaillamment combattu, qui a résisté, est-il supérieur au juste qui n’a pas lutté ? Pourquoi l’Écriture (et Martha montra sa Bible ouverte au livre des Juges), pourquoi l’Écriture dit-elle : « Vous qui vous êtes exposés volontairement au péril, bénissez le Seigneur. Parlez, vous qui montez sur des ânesses d’une beauté singulière, et qui marchez sans crainte dans… »



Martha Flachsinfingen.

— Mais, s’écria le conseiller en interrompant sa femme avec impatience, mais, encore une fois, vous êtes folle ! Qui est-ce qui pense à vous combattre sur votre ânesse ? à vous attaquer ? à lutter avec vous ? à vous éprouver par le feu ?… Est-ce qu’à votre âge on… Ah bah !… allons donc ; vous me feriez dire quelque sottise, Martha.

— Joignez maintenant l’insulte à la grossièreté ; rien ne m’étonne de vous.

— Mais, encore une fois, ne le recevez pas, ce marquis, ne le recevez pas ! s’écria le conseiller exaspéré ; mon parti est bien pris de soutenir les droits des princes allemands, puisque vous le voulez ! ainsi ce que vous dira ou non ce Nabuchodonosor, ce Pharaon, ce Tarquin, ne changera rien à la chose ; soyez tranquille, je n’ai pas besoin qu’il vous attaque, comme vous dites, ni que vous lui résistiez, pour vous tenir pour la plus honnête femme de toute la Germanie. Ainsi, n’y pensez plus, fermez votre porte, et laissez-moi aller surveiller les fourneaux de Lipper ; mon estomac m’avertit qu’il est bientôt midi, et je compte si fort sur un certain brochet au four, avec une sauce à la gelée de groseilles, que j’en ai rêvé toute la nuit.

Après avoir laissé parler son mari, madame de Flachsinfingen reprit d’un air de mépris calme et concentré : Je comprends, monsieur, que vous ne songiez qu’à votre ignoble sensualité lorsque la vertu de votre femme peut être attaquée… C’est donc moi qui me chargerai de défendre votre honneur et le mien. Nouvelle Judith, je braverai cet Holopherne, et comme elle je dirai : « Donnez-moi, Seigneur, assez de constance dans le cœur pour le mépriser, et assez de force pour le perdre… »

— Allons… voilà que c’est Holopherne maintenant, s’écria piteusement le conseiller.

— Mais, malgré ma résolution, continua Martha, comme je ne suis après tout qu’une faible femme, comme ce mécréant est capable de se porter aux plus affreux excès… tout ce que je vous demande, c’est de vous tenir bien armé et bien à portée de me secourir, si mes efforts étaient malheureusement vains !

— Mais, Martha, rassurez-vous, rassurez-vous ; on ne se juge jamais bien soi-même… et je vous jure qu’il y a en vous… un certain air… un certain je ne sais quoi… qui fait que jamais imprudent ne se hasardera… à vous manquer de respect… Ainsi je n’ai pas besoin de m’armer pour…

— Vous savez si je veux ce que je veux ? dit la conseillère en interrompant le conseiller, et en jetant sur lui un regard qui sembla le fasciner. Quoique je regrette beaucoup de retarder l’heure de votre dîner, vous allez pourtant prendre une arquebuse, et, caché sous cette table, vous assisterez à cette entrevue… prêt à venir à mon aide, si besoin est, lorsque je crierai : À moi, Flachsinfingen !

— Que je me cache sous cette table avec une arquebuse ! Et pourquoi faire ? mon Dieu !

— Je vous dis, moi, monsieur, que cela sera, et cela sera.

La scène se passait dans le cabinet du conseiller ; un assez grand nombre d’armes du moyen âge étaient accrochées sur la boiserie comme objets de curiosité.

La conseillère choisit une arquebuse et un poignard, qu’elle mit sur la table ; elle examina quelque temps un léger bouclier persan et un corselet de mailles d’acier, et fut sur le point de se revêtir de ces armes défensives pour résister plus sûrement aux attaques présumées du marquis ; mais, se croyant suffisamment pourvue avec le poignard, elle revint près de son mari.



L’entrevue.

— Ce poignard sera pour moi ; cette arquebuse sera pour vous. Débora n’eut qu’un clou pour arme ; Judith, une épée ; Dalilah, des ciseaux… Martha aura un poignard.

— Mais, Martha, prenez garde, cette arquebuse est restée chargée depuis le jour où j’ai voulu l’essayer… À quoi bon, juste ciel, tout cet attirail !