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CHAPITRE XVI.

Le jugement.


Le jour du jugement du procès de Létorière, les trois conseillers se rendirent au palais. Leur vote devait être secret et déposé dans une urne.

Avant la séance, Henferester, Flachsinfingen et Sphex échangèrent quelques froides civilités, en s’examinant avec assez d’inquiétude ; un moment le docteur pensa à intéresser Flachsinfingen en faveur de Létoriere, mais il eut peur de compromettre la cause de son protégé au lieu de la servir. Chacun des conseillers éprouvant à peu près la même crainte, ils se cachèrent mutuellement le sens de leur vote, et causèrent de choses indifférentes à la cause.

— Ce brave jeune homme va sûrement perdre son procès ; il sera victime de l’injuste partialité de mes confrères, mais au moins ma voix protestera en sa faveur.

Telles furent les réflexions que chaque juge fit à part soi.

Lorsque les pièces du procès eurent été exposées de nouveau par les commissaires-rapporteurs, après une longue séance employée à écouter, et non à discuter les faits, les trois conseillers se levèrent et déposèrent solennellement leurs votes dans l’urne.

Le châtelain de Henferester, qui ce jour-là présidait la cour, ordonna au greffier de dépouiller le scrutin.

Chaque conseiller avait écrit sur un billet le nom de la partie qui lui semblait devoir gagner la cause.

Le greffier plongea la main dans l’urne, tira un bulletin et lut : « Le marquis de Létorière. »

— C’est mon vote ! se dit chaque conseiller.

Au second bulletin, le greffier lut encore : « Le marquis de Létorière. »

Les conseillers commencèrent à se regarder avec inquiétude.

Au troisième bulletin, le greffier lut encore : « Le marquis de Létorière. »

La stupéfaction des trois magistrats fut complète.

Le greffier enregistra le jugement. Toutes les formalités judiciaires remplies, les conseillers rentrèrent dans leur salle de délibération.

Malgré leur joie de voir le marquis gagner sa cause à l’unanimité, ils étaient singulièrement étonnés de cette étrange coïncidence d’opinion ; aussi se hâtèrent-ils d’en venir aux explications.

— Comment, diable ! avez-vous voté pour le marquis ? s’écria impétueusement le baron en s’adressant à Flachsinfingen et à Sphex d’un air ébahi.

— J’allais vous faire la même question, baron ! reprit Sphex. Comment vous êtes-vous décidé à lui donner votre voix ? Et vous aussi, Flachsinfingen ?

— Mais, moi, c’est bien différent, dit le châtelain. Entre nous, nous pouvons parler franchement : vous m’avouerez qu’à égalité de droits on penche pour ses préférences, n’est-ce pas ! Eh bien ! c’est parce que mes chiens et ceux du marquis chassent ensemble, comme on dit, que je lui ai donné ma voix. En un mot, c’est un homme dont le caractère, dont les manières, dont les habitudes me plaisent. Je lui avais promis mon vote en désespoir de cause, sachant bien que vous deviez tous deux lui être hostiles. Je suis ravi puisqu’il a gagné ; mais que le diable m’étrangle si je comprends comment et pourquoi vous avez voté pour lui !

— Le caractère et les habitudes du marquis vous plaisent ! dirent à la fois Sphex et Flachsinfingen au baron avec stupéfaction.

— Certes, jamais plus hardi chasseur n’a sonné de la trompe dans nos forêts,… jamais plus gai compagnon, jamais plus franc buveur n’a vidé son widerkom rubis sur l’ongle, comme disent les Français !

Les deux conseillers partirent d’un commun éclat de rire aux yeux du châtelain.

— Un hardi chasseur !… un sonneur de trompe, lui !… pauvre jeune latiniste ! pauvre lettré ! dit Sphex en donnant cours à son hilarité et haussant les épaules de pitié

— Un rude buveur !… un gai compagnon !… ce candide adolescent qui cite la Bible à tout propos !… ce jouvenceau timide qui ne pouvait regarder ma femme sans rougir jusqu’aux oreilles ! dit Flachsinfingen avec un rire non moins sardonique.

— Lui !… le marquis ?… un lettré… un latiniste ?… Le marquis citer la Bible et rougir devant une femme ! répéta à son tour le châtelain avec des éclats de rire immodérés. Ah çà ! mes maîtres, vous êtes fous, ou plutôt vous voyez toutes choses à travers vos lunettes.

— Vous êtes fou vous-même, avec vos cors de chasse et vos widerkoms ! s’écria Sphex impatienté. Que peut-il y avoir de commun, je vous prie, entre le marquis et ces grossiers amusements de gladiateurs et d’ivrognes ? ajouta le docteur avec une expression de souverain mépris. Vous ne tomberiez pas dans cette erreur, mon cher baron, si vous aviez entendu Létorière réciter et commenter les admirables vers du roi des poëtes latins de l’antiquité !…

— Et moi ! s’écria le baron courroucé, je crois à ce que mes yeux ont vu, et non aux rêves de votre imagination malade ! Devant moi le marquis a tué un cerf du plus beau coup de couteau de chasse qu’un veneur ait jamais donné ! Devant moi il a sonné de la trompe mieux que le premier piqueur de la vénerie impériale ! En deux jours il a bu devant moi plus de bière, plus de vin du Rhin et plus de kirschenwaser que vous n’en boirez dans toute votre vie, docteur Sphex ! Devant moi il a monté mon vieil Elphin que bien des écuyers trouveraient difficile ! Eh bien ! encore une fois, je vous dis, à vous et à Flachsinfingen, que Létorière, ce rude et hardi cavalier, se sert trop bien de l’éperon, de la trompe et du verre pour perdre son temps à pâlir sur de vieux bouquins ou à rougir devant une femme !… Encore une fois, vous êtes deux songe-creux…

À cette apostrophe du châtelain, les deux autres conseillers se récrièrent ; bientôt la discussion devint si violente, que les trois juges, parlant à la fois et ne pouvant s’entendre, en vinrent aux personnalités.

Il fallut la présence d’un huissier du conseil pour mettre un terme à cet incompréhensible entretien.

L’huissier s’approcha de Flachsinfingen et lui parla bas à l’oreille.

— Messieurs, dit-il, c’est ma femme qui désirerait me parler ; voulez-vous l’entendre ? elle ne peut qu’éclairer la discussion, car elle a conversé pendant deux heures entières avec M. de Létorière… Écoutez-la, et vous verrez que ce que j’avance est de la plus rigoureuse vérité.

— Qu’elle entre si elle veut, s’écria le châtelain. Mais, malgré tous les jupons de Germanie, je répète que j’ai vu Létorière tuer un cerf de sa main, et qu’il boit aussi bravement que moi.

— Et malgré tous les veneurs, tous les piqueurs et tous les buveurs d’Allemagne, s’écria le docteur Sphex, je soutiens que j’ai entendu Létorière me réciter des vers de Perse, et les commenter plus doctement que ne le ferait le plus savant professeur de nos universités ! Or, vous ne me ferez jamais croire, baron, qu’un homme aussi lettré, qu’un homme d’un esprit aussi délicat, aille courir les forêts comme un braconnier et boire comme un pandour.

— Et moi, malgré tous les professeurs, tous les piqueurs, tous les buveurs de l’empire, je soutiens que j’ai vu Létorière trembler comme un enfant devant ma femme, qui a été obligée de le rassurer, et que je lui ai entendu citer la Bible aussi saintement qu’un pasteur ! s’écria à son tour Flachsinfingen exaspéré. Il n’y a qu’à voir le marquis pour s’assurer qu’il n’y a rien dans son air, dans sa tournure qui sente le gladiateur.

La conseillère entra au milieu de ces assertions si diverses.

— Je ne doute pas, messieurs, dit Flachsinfingen, que ma femme ne vous mette d’accord ; elle est demeurée jusqu’ici étrangère à notre discussion, et…

Mais Martha ne laissa pas achever son mari, et, s’adressant au baron et au docteur d’un air affable et complimenteur :

— Il n’est bruit, messieurs, dans le palais, que du gain du procès de M. de Létorière ; permettez-moi de vous féliciter de cette unanimité de jugement si inespérée… Grâce à votre sage union, messieurs, on peut dire que la cause de l’innocence et de la religion est gagnée ! Car, pour moi, M. de Létorière, ce pauvre enfant, représente à merveille l’innocence et la religion au moral et même au physique, si cela se peut dire, car il à l’air d’un ange.

— Eh bien ! que vous disais-je, messieurs ? s’écria Flachsinfingen.

— Et de quel diable d’ange et d’enfant parlez-vous là, s’il vous plaît, madame ? s’écria le baron.

La conseillère reprit d’un ton un peu aigre :

— Je parle, monsieur le baron, d’un pauvre enfant que vous connaissez aussi bien que moi, car vous avez voulu faire boire, faire fumer, faire chasser cette innocente créature lorsqu’elle a été vous visiter pour vous intéresser à son procès. Oh ! je sais tout, monsieur le baron ; mais, échappant à vos tentations, cet ange a courageusement résisté ; il a bu de l’eau pure comme son âme, et n’a pas craint de vous rappeler à vos devoirs religieux que vous aviez oubliés…

— Mais, morbleu, madame ! s’écria le châtelain, vous ne savez…

— Je sais tout, je sais tout, vous dis-je ! reprit la conseillère avec volubilité ; mais je vous pardonne, en voyant par votre vote que le seul ascendant de l’innocence a suffi pour faire tomber vos injustes préventions.

Le châtelain devint cramoisi et se dit à lui-même : — Si cela dure dix minutes de plus, j’aurai un coup de sang, j’en suis sûr…

— Mais, madame, dit le docteur Sphex, vous vous trompez étrangement… et…

— Et vous aussi, monsieur, reprit la conseillère, vous lui avez donné votre voix ; gloire à vous ! Vous avez bien fait ; mais maintenant, dites-moi : comment avez-vous pu croire qu’un adolescent si religieusement élevé… si religieusement nourri des saintes Écritures… aurait souillé sa chaste mémoire de toute votre abominable littérature profane ! Pourquoi lui avoir fait un crime de ne pas connaître les vers d’un certain… Perse… dit-on, le plus effronté des satiriques ?

— Mais, par Hercule !… madame… c’est au contraire lui…

— Ah !… par Hercule !… quel affreux jurement païen ! s’écria la conseillère en levant les mains au ciel. Je sais tout, vous dis-je… Mais je vous dirai comme j’ai dit au baron : Puisque vous êtes revenu de vos in-