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ATAR-GULL.

On entendit aboyer un chien.

« Bon ! — dit Benoît, — je reconnais la voix du vieux César, l’ancien doit être encore dans sa cassine. »

Les aboiements du chien se rapprochèrent, et l’on distingua en outre une voix aigre et perçante qui disait en grondant : « Ici, César, ici ! ne vas-tu pas prendre un homme pour une panthère ? »

Le sentier que suivait le capitaine de la Catherine faisait en cet endroit un coude assez brusque ; aussi se trouva-t-il tout à coup devant une maison bâtie en pierre rougeâtre et recouverte d’un toit de brique ; de fortes grilles de fer protégeaient les fenêtres, et une large palissade semblait défendre l’entrée de cette demeure.

« Eh bien ! bonjour, bonjour, père Van-Hop, » criait Benoît en tendant amicalement la main au propriétaire de cet édifice ; mais celui-ci ne bougea, et se recula au contraire d’un air maussade, comme pour barrer sa porte.

Figurez-vous un petit homme sec, grêle, qui ressemblait à une fouine, mais propre, mais soigné, mais tiré, comme on dit, à quatre épingles. Quand il ôta son chapeau de feutre, luisant de vétusté, on vit une petite perruque blonde minutieusement peignée : il portait une sorte de houppelande grise à collet, un gilet chocolat à boutons de métal, et une culotte de velours foncé ; enfin des bottes à revers un peu poudreuses, du linge fort blanc et de volumineux cachets en graines d’Amérique complétaient sa parure.

Il restait là sur le seuil de sa porte, calme et sans crainte, je vous le jure ; seulement il tenait par contenance un excellent fusil à deux coups, avec lequel il badinait, tout en armant et faisant craquer la batterie. Puis il siffla son chien, qui s’était mis en arrêt sur maître Benoît.

« Comment, — dit ce dernier, — comment, père Van-Hop, vous ne me reconnaissez pas ? mais c’est moi… c’est Benoît… votre ami Benoît… eh bigre… mettez donc vos lunettes… »

Ce que fit prudemment le vieillard ; après quoi il s’écria avec un accent hollandais fortement prononcé…

« Eh ! c’est vous, compère Benoît… mais vous arrivez bientôt… ce n’est pas un reproche au moins, au contraire, je suis enchanté de vous rendre mes devoirs… Mais par quel hasard… — Un hasard… un hasard de nord-ouest, qui m’a démâté de mon grand mât, et qui m’a poussé chez vous comme si le diable eût soufflé dans ma voilure… — Désolé, mon cher capitaine, désolé ; mais ne restez pas à vous rôtir au soleil, entrez donc, entrez donc, vous prendrez quelque chose, un pied d’éléphant… une tranche de bosse de bison… ou un filet de girafe… Holà… holà… Cham, Stropp, allons donc, paresseux, servez-nous. »

Et à ces cris, deux mulâtres qui dormaient sur une natte se levèrent lentement pour obéir à leur maître.

Après quelques façons cérémonieuses, telles que — après vous… non, je suis chez moi… — je n’en ferai rien, etc., etc., — Van-Hop et Benoît entrèrent dans une maison parfaitement propre et tenue à l’européenne. Les deux vieux amis s’étant placés devant une table de bois rouge soigneusement cirée et honnêtement garnie, la conversation s’engagea.

« Vous dites donc, capitaine Benoît, que votre grand mât… — Absent, père Van-Hop, absent ; mais ce que je regrette plus que toute ma mâture, c’est ce pauvre Simon, vous savez… — Eh bien !… ce que vous appelez ce pauvre Simon est… — Mort à la mer… mort comme un brave marin, en sauvant le brick… Ah !… »

Ici le père Van-Hop articula une espèce d’exclamation sourde et caverneuse, qu’on pourrait, je crois, formuler ainsi : — Peuh ! — mais qui exprimait la plus entière indifférence ; c’était son habitude quand il avait entendu faire une question ou narrer un fait qui ne méritait, à son avis, ni intérêt ni réponse.

« Peuh ! — fit donc Van-Hop, — faute d’un homme, le navire ne reste pas en panne ; mais faute d’un grand mât, c’est différent. Aussi, ne pouvant remplacer votre Simon, je pourrais toujours, je le crois du moins, vous fournir un bon mât. Voyons un peu. »

Et il tira lentement d’un grand casier un volumineux registre qu’il feuilleta quelque temps, puis il posa son doigt décharné sur une des pages et continua.

« Oui, j’ai votre affaire, mon brave capitaine, c’est le bas mât d’une corvette anglaise que le vent a jetée à la côte il y a quelque temps, je l’ai en magasin… Nous mettrons cela à mille francs… hein ? c’est donné… — Bigre ! donné… donné… mais vous avez donc un magasin maintenant ? — Peuh ! — reprit Van-Hop en souriant avec modestie, — quand je dis un magasin… voyez-vous, je veux dire mon enclos, un coin où j’ai mis ce que j’ai pu retirer de ces débris ; j’ai de l’ordre, vous le savez, et chez moi tout est casé et étiqueté, et puis j’ai pensé que quelqu’une de mes pratiques pourrait en avoir besoin ; il ne faut pas songer qu’à soi. — C’est délicat, et en outre, dans l’occasion, ça rapporte mille francs… au moins. — Peuh ! — fit le courtier. — Mais, dites-moi, père Van-Hop, une fois mon navire réparé, il me faut aussi un chargement. »

Alors les petits yeux fauves du vieillard brillèrent de plaisir, son nez pointu sembla s’agiter d’un mouvement de merveilleuse olfaction. Il fut encore chercher un autre registre côté T. N., no 2, et, après l’avoir parcouru un instant, il dit en souriant :

« J’ai ce qu’il vous faut, capitaine ; mais je ne voulais pas vous l’assurer avant d’avoir consulté mon carnet, car j’ai aussi promis un chargement à M. Drake, un capitaine anglais, qui doit m’arriver dans une quinzaine, et je tiens à remplir mes engagements avec tout le monde… Vous ne connaissez pas M. Drake… capitaine ? — Non… — C’est un fort aimable garçon ; par exemple, il est roux, et il louche un peu ; mais le cœur sur la main, un galant homme, qui ne regarde pas à deux noirs de plus ou de moins ; il a de la fortune, et fait la traite en amateur… parce qu’après tout il faut bien s’occuper à quelque chose… — Payer sa dette à son pays, — ajouta Benoît ; — mais revenons à mon chargement. — Eh bien ! digne capitaine, ce chargement est la meilleure, la plus favorable occasion du monde ; depuis trois mois, les grands et petits Namaquois se font une guerre continue, et le roi des grands Namaquois mon voisin, à qui j’ai parlé de vous, et qui désire avoir l’avantage de faire votre connaissance, capitaine, — dit Van-Hop en se levant de sa chaise et saluant avec grâce — Vous êtes trop honnête… à lui rendre mes devoirs, — répondit Benoît, qui savait vivre. — Le roi Taroo donc a une admirable partie de petits Namaquois de la rivière Rouge, dont il se défera au meilleur marché possible ; ce sont des nègres tout jeunes… pas trop jeunes pourtant, de vingt à trente… des épaules… des poitrails… il faut voir cela ; et ensuite se nourrissant très-bien, ce qui est rare, et puis très-doux, très-doux ; mon Dieu ! on les mènerait avec un fouet à lanières simples… de vrais agneaux… enfin c’est une affaire d’or… ça vous va, n’est-ce pas ? — Y aura-t-il une commission pour vous comme la dernière fois ? — Peuh ! — fit le courtier, — comme je vous attendais d’un moment à l’autre, j’ai été au Kraal (village) de Taroo, et je l’ai engagé, dans notre intérêt commun, à bien diriger ses prisonniers, à les bien soigner, à les entretenir le mieux possible ; et, vrai, j’ai été dernièrement les voir dans leurs parcs… ils sont magnifiques, gras à lard, les compères ; par exemple, j’ai engagé Taroo à les mettre aux bourgeons de calebasse ; ça rafraîchit et donne un beau lustre à la peau. — Les bourgeons de calebasse ne sont pas méprisables, mais voyez-vous, père Van-Hop, de temps en temps deux ou trois figues de Barbarie et un grand verre d’eau fraîche, ça vaut peut-être encore mieux… Mais il faut surtout ne pas oublier le grand verre d’eau après ; sans cela, ça échauffe horriblement ; et puis à terre, il n’est pas mal non plus de les faire suer, ça ôte la mauvaise graisse, comme dit le proverbe, nègre gras ne va pas. — Possible, capitaine, chacun tond son chien comme il l’entend, — reprit Van-Hop d’un air piqué. — Oh ! père Van-Hop… ce n’est pas que je veuille dire que votre recette est mauvaise ; au contraire, vous vous y entendez… et très-bien… vous êtes un malin… — Peuh !… que voulez-vous, capitaine, le gouverneur du Cap m’a chassé pour une misère ; obligé, par la sentence, de m’en éloigner de cinquante lieues, je me suis établi dans cette habitation que j’ai achetée d’un colon qui redoutait l’entourage ; moi, au contraire, au moyen de quelques cadeaux, je suis parfaitement avec les hordes voisines ; elles n’ont aucun intérêt à me faire du mal, puisque je les aide à se débarrasser de leurs prisonniers, et, après tout, je rends service à tout ce monde-là ; autrefois ils se mangeaient comme des bêtes féroces, et les Namaquois de la rivière Rouge font encore de ces plaisanteries-là, parce qu’ils n’ont aucun moyen d’exportation. — Bien, se dit Benoît a parte, — j’ai furieusement envie de rôder par là… C’est une terre promise, j’y aurai le bois d’ébène pour rien, j’en suis sûr. »

Et il reprit haut : « Comment, ils se mangent ? brrr… brrr… ça fait frémir. — Je le crois bien ; aussi il faut voir comme les grands Namaquois se défendent, et se tuent même plutôt que de se rendre à leurs ennemis. — Il faut pourtant espérer que les petits Namaquois finiront par se civiliser, — observa judicieusement Benoît, — par se vendre… — Parbleu ! au moins ça profite à quelqu’un… — C’est ce que je me tue à leur expliquer ; en Europe, s’ils ne se vendaient pas on n’en achèterait pas… Sortez de là si vous pouvez. — Tenez, voyez-vous, capitaine, dans votre Europe ils sont cent fois plus sauvages que les nègres… Ah ça !… que m’apportez-vous en échange ? — Comme à l’ordinaire : des quincailleries, des verroteries, de la poudre, des fusils, du plomb en saumon et du fer en barre. — Très-bien ; alors, mon ami, nous nous occuperons d’abord de mettre votre brick en état ; pendant ce temps-là j’irai prévenir le roi Taroo d’amener ses noirs. Ah çà ! vous me restez à souper et à coucher. Demain, au point du jour, vous retournerez à votre bâtiment, et moi j’irai au Kraal… C’est convenu… vous le savez, je suis rond en affaires. »

Les deux négociants causèrent longuement, soupèrent bien, et furent se coucher un peu ivres.