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Ainsi ma mère m’avait adoré, et j’avais oublié ma mère ! ou du moins j’y songeais seulement lors de mes ennuis désespérés ! Mais, si un éclair de joie, de vanité satisfaite, venait m’éblouir, ces pieuses pensées, un moment évoquées, retombaient aussitôt dans l’ombre du tombeau maternel.

Je devais tout à mon père, et je ne pensais plus à lui que pour maudire la précoce et fatale expérience qu’il m’avait donnée. Hélène m’avait aimé du plus chaste et du plus véritable amour, et j’avais répondu à cette belle âme en l’outrageant par la méfiance la plus odieuse ! Ainsi de ma part toujours ingratitude, soupçon et oubli ; de quel droit aurais-je donc voulu chez les autres amour et dévouement ?

En vain, me disais-je : Mon père, ma mère, Hélène, m’ont aimé tel que j’étais. Mais mon père était mon père, ma mère était ma mère, Hélène était Hélène. (Car je rangeais avec raison l’amour d’Hélène pour moi parmi les sentiments innés, naturels, presque de famille.) Et pourtant, me disais-je, l’aversion que je lui ai inspirée a été telle, que cet amour d’enfance, si profondément enraciné dans son cœur, est mort en un jour !

Oh ! c’était en vérité un formidable et stérile châtiment que celui-là, dont je me faisais à la fois la victime et le bourreau, sans que ces tristes rigueurs me rendissent meilleur ni pour moi ni pour les autres…

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Je reviens à madame de Pënàfiel ; j’avais aussi dû entièrement cacher à M. de Cernay quels étaient mes projets ; car l’intervention du comte pouvait m’être utile, et je n’ignorais pas que les meilleurs complices sont ceux qui le sont de bonne foi et sans le savoir.

J’éprouvais donc un vif désir de connaître cette femme étrange, malgré, ou peut-être à cause de tout le mal qu’on en disait, et dont j’avais pu, dans une circonstance du moins, reconnaître la calomnieuse exagération ; mais mon caractère défiant et orgueilleux voyait à ce désir un obstacle insurmontable.

Je le répète, le jour où j’avais pris le parti de madame de Pënàfiel contre M. de Pommerive à l’Opéra, au sujet d’Ismaël, elle pouvait m’avoir entendu ; or, dans ce cas, je trouvais que ma prétention à lui être présenté eût été le comble du mauvais goût, ma discussion avec M. de Pommerive ne semblant plus alors que le prélude calculé de cette demande.

Mes scrupules étaient peut-être exagérés ; mais je sentais ainsi, et j’étais absolument résolu de ne faire aucune démarche pour être admis chez madame de Pënàfiel. Seulement, je pensais que, si elle savait que je l’avais défendue, avec le tact d’une femme de bonne compagnie, elle pourrait apprécier ma réserve ; et que, devant me rencontrer très-souvent dans le monde, elle trouverait mille moyens convenables d’aller elle-même au-devant de cette présentation, et qu’alors mon orgueil serait sauf.

Ce qui me donnait d’ailleurs la facilité de raisonner ainsi et d’attendre les événements, c’est qu’après tout ce désir de ma part n’était pas assez violent pour me préoccuper entièrement, et qu’une issue négative ne m’eût pas désespéré.

Je ne redoutais d’ailleurs que médiocrement (dans le cas où je serais devenu très-épris de madame de Pënàfiel) ce danger dont m’avait menacé M. de Cernay ; je ne la croyais pas dangereuse pour moi, parce que j’étais sûr de mon impassible et orgueilleuse dissimulation pour cacher mes blessures de vanité, si j’en éprouvais, et que j’étais sûr aussi de la sagacité de ma défiance pour démêler les faussetés ou le manège de madame de Pënàfiel, si elle voulait être fausse.

Seulement, j’avais pressenti que, dans le cas où je voudrais me ranger au nombre de ses adorateurs, si invisiblement nombreux, disait-on, il serait bien qu’au retour de son voyage de Bretagne je fusse, ou du moins je semblasse occupé d’un autre intérêt, afin de me trouver en mesure de paraître sacrifier quelque chose à madame de Pënàfiel, une femme étant beaucoup plus flattée d’un hommage, quand on peut y joindre et mettre à ses pieds l’oubli d’une affection déjà acquise. Alors, il y a non-seulement triomphe, mais avantage remporté par la comparaison.

Je résolus donc, avant le retour de madame de Pënàfiel, de m’occuper d’une femme qui fût à la mode, et qui de plus possédât un courtisan officiellement reconnu.

Je tenais à ces deux conditions, afin de rendre le bruit de mon intérêt supposé beaucoup plus rapide et plus retentissant. Le calcul était simple, en cela que, dès que le monde s’apercevrait de mes prétentions, il ne manquerait pas aussitôt, avec sa charité et sa véracité habituelles, de se charger de proclamer à toute voix la déchéance de l’ancien courtisan et mon exaltation récente.

Je me décidai donc à tâcher de faire agréer mes soins par une femme à la mode.

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Ce qui m’attristait profondément, c’est qu’en faisant à froid ces calculs de mensonges et de tromperies basses et mesquines, j’en comprenais toute la pauvreté ; je n’avais pas pour excuse l’entraînement des sens ou de la passion, pas même un vif désir de plaire à madame de Pënàfiel. C’était je ne sais quel vague espoir de distraction, quel besoin impérieux d’occuper mon esprit inquiet et toujours mécontent, de chercher enfin dans les hasards misérables de la vie du monde quelque accident imprévu qui me pût sortir de cette morne et douloureuse apathie qui m’écrasait.

Chose étrange encore, une fois dans le monde et à l’œuvre, je retrouvais pour ainsi dire ma jeunesse, ma gaieté, quelques heures de joie et de vanité contente ; il me semblait alors, pour ainsi dire, que j’étais double, tant je m’étonnais de m’entendre parler ainsi follement… et puis, une fois seul avec mes réflexions, ma pensée recommençait d’être agitée par mille ennuis sans cause, mille incertitudes pénibles sur moi, sur tous et sur tout.

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CHAPITRE XVI.

L’album vert.


À qui connaît le monde on peut dire, sans crainte de sembler glorieux, que, pour un homme convenablement placé, il n’est pas absolument impossible, s’il le veut fermement, d’être, ou du moins de paraître distingué par une femme à la mode.

Singulière existence d’ailleurs que la vie d’une femme à la mode, vie tout entière de charmant dévouement à la plus égoïste et la plus ingrate partie du genre humain ! une fois qu’elle est à la mode, qu’il est bien reconnu qu’elle s’habille à ravir et toujours du meilleur goût, qu’elle a du charme ou de l’esprit, la pauvre femme ne s’appartient plus ; il faut qu’elle soit un des brillants fleurons de cette couronne vivante que Paris porte au front chaque soir !

Pas une fête à laquelle il lui soit permis de manquer ; triste ou gaie, il lui faut être là, toujours là, avoir toujours la robe la plus élégante, la coiffure la plus fraîche, la figure la plus épanouie ; toujours être accessible, gracieuse, avenante ; le premier sot venu a son droit rigoureusement établi à un accueil enchanteur… Car il y a lutte entre les femmes à la mode… lutte passive, mais acharnée, dont les fleurs, les rubans, les pierreries et les sourires sont les armes ; lutte muette et pourtant terrible, remplie d’angoisses cruelles, de larmes dévorées, de désespoirs inconnus… lutte dont les blessures sont profondes et douloureuses, car l’amour-propre sacrifié laisse des plaies incurables.

Mais qu’importe ! Si on veut un soir régner en souveraine sur cette élite de femmes choisies, ne faut-il pas se montrer plus gracieuse encore que celle-ci, plus coquette que celle-là, plus prévenante que toutes ? Puis enfin, pour fixer la foule autour de soi, ne faut-il pas laisser voir quelques préférences, afin que chacun s’empresse… dans l’espérance de paraître à son tour préféré ?…

Mais il faut entendre le préféré, le dernier préféré, celui du jour, du soir, de la dernière valse, du dernier cotillon, le prix de cette lutte charmante et divine, dans laquelle les fleurs l’ont emporté sur les fleurs, les grâces sur les grâces ; vêtu, lui préféré, tout dédaigneusement d’un frac noir, il faut l’entendre, s’étalant à souper, raconter, la bouche pleine, à d’autres préférés qui le lui rendent bien, toutes les provocantes agaceries qu’on lui a faites, son embarras de jeter le mouchoir parmi tant de belles et inquiètes empressées, son joyeux mépris des rivalités qu’il cause. Aussi, en entendant ces mystérieuses et surtout véridiques confidences, c’est à se demander quelquefois de qui on parle et où on se trouve, et à se remettre à admirer avec plus de ferveur que jamais la sublime abnégation des femmes qui se vouent corps et âme à la mode ; à cette brutale et cruelle divinité dont les hommes sont les prêtres, et qui paye en indifférence ou en dédain toutes ces belles et fraîches années, sitôt flétries et à jamais perdues à la servir.

Mais, comme je voulais néanmoins paraître aussi profiter de l’abnégation d’une de ces charmantes victimes, parmi toutes les beautés qui rayonnaient alors, je m’attachai à une très-jolie femme, blonde, fraîche et rose, trop rose peut-être, mais qui avait de beaux grands yeux noirs, doux et brillants à la fois, des lèvres bien purpurines et de ravissantes dents blanches, véritables petites perles enchâssées dans du corail… qu’elle montrait toujours, et elle avait bien raison.

Seulement, ce qu’elle aurait dû cacher, c’était son adorateur, magnifique jeune homme on ne peut pas plus bellâtre, et qu’aussi malheureusement pour lui (et pour elle, la pauvre femme ! car cela prouvait contre son bon goût), on appelait le beau Sainville. Cette épithète de beau est déjà un effroyable ridicule, et si malheureusement on semble prendre ce sobriquet pour soi et y répondre en le justifiant par des prétentions sérieuses, on est à tout jamais perdu.

Certes, si j’avais eu plus de choix et plus de loisir, je ne me serais pas résigné à une apparence de lutte aussi peu flatteuse ; mais les facilités et les convenances s’y trouvaient, le temps me pressait, et je fus obligé de paraître disputer un cœur au beau Sainville !

Ainsi que je l’avais prévu, ce dernier était très-sot ; et lorsqu’il me