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CHAPITRE XVII.

Prima-sera.


Avant de me rendre à l’hôtel de Pënàfiel, je comparais l’impression que j’éprouvais, impression chagrine, défiante, à l’abandon insouciant et au doux entraînement de la vie d’autrefois auprès d’Hélène, sûr que j’étais, en entrant dans le vieux salon de Serval, d’être toujours accueilli par un sourire bienveillant de tous.

Sans redouter cette entrevue avec madame de Pënàfiel, je savais que par une bizarre et pourtant fréquente contradiction des jugements du monde, bien qu’elle fût généralement dénigrée, calomniée, son salon était néanmoins fort considéré ; il avait de plus une très-grande puissance, en cela que, fausse ou vraie, il imposait tout d’abord à chacun la valeur au taux de laquelle il était désormais irrévocablement reçu et compté dans le monde.


Le comte Alfred de Cernay.

Le nombre déjà restreint de ces sortes de maisons, si souverainement influentes qu’elles décidaient seules et sans appel de la place de chacun dans la très-bonne compagnie, diminue de jour en jour.

Cela se conçoit ; il n’y a plus guère d’hommes sur qui exercer cette omnipotence ; la vie des clubs et des chambres représentatives, ces autres grands clubs politiques, a tout envahi. Entre le discours d’aujourd’hui ou celui de demain, entre une partie de whist ou une revanche de deux ou trois mille louis, parmi tous les calculs anxieux et absorbants d’un pari de course, dans laquelle on a engagé un cheval pour une somme énorme, il reste bien peu de temps pour cette causerie douce, intime, fleurie, élégante, qui d’ailleurs n’a pas d’écho dans le pays ! comme disent les monomanes de la tribune, et ne vous fait ni perdre ni gagner d’argent au whist ou sur le turf[1].

Et puis cette existence du monde est gênante ; il faut faire une toilette de soirée pour aller étouffer dans un raout et se geler ensuite en attendant sa voiture, tandis qu’il est si commode et si agréable de s’étendre dans les moelleux fauteuils d’un club, d’y faire une paisible sieste après son dîner, afin de se réveiller frais et dispos pour commencer quelque whist nerveux, sans autre distraction que la fumée de son cigare.

Mais au temps dont je parle, il y avait encore quelques maisons bien causantes, et l’hôtel de Pënàfiel était de ce petit nombre d’excentricités.

Madame de Pënàfiel, parmi tous ses travers, avait celui, non du blue-stocking[2], mais, ce qui est bien pis, celui de l’érudition, parlant d’ailleurs à merveille deux ou trois langues : ce qu’elle possédait des sciences les plus ardues était, disait-on, incroyable. Si ces renseignements m’eussent seulement été donnés par des savants de la force de M. de Cernay, je me serais permis de douter de toute leur exactitude ; mais le souvenir d’une circonstance bizarre vint me prouver cette singulière capacité de madame de Pënàfiel.

Ayant été assez heureux pour rencontrer à Londres le célèbre Arthur Young, il m’avait parlé avec le plus grand enthousiasme du savoir extraordinaire d’une de mes compatriotes, très-jeune femme du plus grand monde et de la plus jolie figure, qui, me dit-il, « lui avait fait les éloges les mieux instruits et les plus savamment circonstanciés sur la fameuse théorie optique des interférences, mais l’avait vivement attaqué sur la valeur syllabique ou dissyllabique qu’il prétendait appliquer aux hiéroglyphes, au contraire du système de Champollion. »

Ce fait m’avait paru si singulier, et il acquérait une si grande autorité par l’admiration du savant remarquable qui me la racontait, que j’en avais pris note sur mon journal de voyage. Ce ne fut qu’à Paris, quelque temps après avoir vu et entendu nommer madame de Pënàfiel, que, me rappelant confusément l’anecdote d’Arthur Young, je feuilletai mon mémento, et que j’y trouvai en effet ces détails et le nom de la marquise.

Encore une fois, tout ce que je savais de madame de Pënàfiel : ses bizarreries impérieuses, sa coquetterie si artistement et si continûment étudiée, disait-on, que de chacune de ses poses elle savait toujours faire le plus charmant tableau en se posant sans cesse en délicieux portrait : son humeur fantasque, ses connaissances scientifiques, prétentions toujours malséantes pour la femme qui les affiche ; tout cela était loin de m’imposer.

Les femmes dont on parle beaucoup et très-différemment ont rarement ce pouvoir ; elles recherchent trop les spectateurs pour ne les pas craindre ; une femme sérieuse, digne et calme, dont on ne dit et dont on ne sait rien, impose bien davantage.

Et puis, d’ailleurs, un homme d’un caractère froid et réservé, s’il ne peut prétendre à de grands succès, sera toujours sûr d’être parfaitement au niveau de tout et de tous, les gens extrêmement agréables ou extrêmement ridicules étant les seuls qui se produisent absolument en dehors.

Je le répète, ce fut donc sans inquiétude, mais avec un sentiment prononcé de curiosité presque malveillante, que je me rendis à l’hôtel de Pënàfiel, un mercredi, en sortant de l’Opéra.

La tenue ordinaire de cette maison était véritablement princière. Dans le vestibule fort élevé, orné de statues et d’immenses bassins de marbre remplis de fleurs, était une nombreuse livrée poudrée et vêtue d’habits bleus, partout galonnés d’argent et à collets orange.

Dans une vaste antichambre, ornée de très-beaux tableaux et de magnifiques vases de Faënza, aussi pleins de fleurs, était une autre livrée, mais orange, à collet bleu, et garnie sur toutes les tailles de passements de soie, brodée aux armes de Pënàfiel. Enfin, dans un salon d’attente se tenaient les valets de chambre, qui, au lieu d’être tristement vêtus de noir, portaient des habits français de velours épinglé couleur d’azur et doublés de soie orange avec de larges boutons armoriés en émail.

Quand on m’annonça, il y avait chez madame de Pënàfiel cinq ou six femmes et deux ou trois hommes en prima-sera.

Madame de Pënàfiel était vêtue de noir à propos de je ne sais plus quel deuil de cour ; ses beaux cheveux bruns étaient mêlés de jais ; elle me sembla charmante et d’un éclat éblouissant. Je m’abusai sans doute mais il me parut (ce qui peut-être me la fit trouver si jolie), il me parut que, tout en m’accueillant avec une politesse froide et cérémonieuse elle avait imperceptiblement rougi sous son rouge.

Après quelques mots que je lui adressai, la conversation, que mon arrivée avait interrompue, recommença.

Il s’agissait d’une aventure passablement scandaleuse, où l’honneur

  1. Terrain de course, — dans cette acception, — endroit où s’engagent les paris.
  2. Bas-bleu — prétentions littéraires.