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lui ai envié de toute ma force cette occupation-là, d’autant plus qu’elle ne s’use pas. Or, un désir qui, soutenu par l’espoir, dure toute la vie, sans être jamais satisfait, me paraît singulièrement approcher du bonheur.

— Mais votre grand poëte, dis-je à lord Falmouth, Byron, n’a-t-il pas eu quelque temps, dit-on, l’enfantillage de s’occuper de ces folies ?

— Byron ! Ah ! ne parlez pas de cet homme, s’écria la marquise avec une expression d’amertume et presque de haine.

— Ah ! prenez garde, me dit lord Falmouth en souriant. Sans y songer, vous venez, monsieur, d’évoquer vous-même une diabolique figure, que madame la marquise va conjurer de toute la force de ses exorcismes, car elle le déteste.

Je fus fort étonné, car j’étais loin de m’attendre à trouver madame de Pënàfiel antibyronienne. Tout ce qu’on racontait de son esprit fantasque et hardi me semblait au contraire fort en harmonie avec ce génie dédaigneux et paradoxal. Je restai donc très-attentif au reste de la conversation de madame de Pënàfiel, qui reprit avec un sourire amer :

— Byron ! Byron ! si cruel et si désespérant ! cœur méchant et dur ! Quand on songe pourtant que, par une inexplicable fatalité, tout esprit jeune et riche d’un trésor d’illusions inestimables s’en va justement les prodiguer à ce démon méprisant et insatiable ! c’est à croire en vérité à la loi des contraires.

— Mais rien n’est plus évident que l’attraction des contraires, dit lord Falmouth. Je vous le demande, le charmant papillon, par exemple, manque-t-il jamais, l’intelligent petit être aérien qu’il est, dès qu’il voit quelque part une flamme bien vive et bien rôtissante, d’accourir tout de suite avec toutes ses grâces de fils de Zéphire et d’Aurore, afin de s’y faire délicieusement griller ?

— Aussi, reprit madame de Pënàfiel avec une sorte d’exaltation qui la rendit très-belle, je ne puis penser sans amertume à tant d’âmes nobles et confiantes, à jamais désespérées par le génie malfaisant de Byron ! Oh ! qu’il s’est bien peint dans Manfred ! Tenez : le château de Manfred, si sombre et si désolé, c’est en vérité sa poésie ! c’est son terrible esprit ! Sans défiance vous entrez dans ce château, dont l’aspect sauvage et élevé vous a frappé ; mais une fois entré, une fois sous le charme de son hôte impitoyable, les regrets sont vains, il vous dépouille sans merci de vos croyances les plus pures, les plus chéries ; et puis, quand la dernière vous est arrachée, quand la dernière étincelle de foi est éteinte en vous, le grand seigneur vous chasse avec un sourire insultant ; et, si vous lui demandez ce qu’il vous donne au moins en échange de ces richesses de votre âme, ainsi à jamais perdues et profanées…

— Eh bien, madame ! dis-je en me permettant d’interrompre la marquise, le seigneur Manfred répond : « Je vous ai donné le doute… le doute !… la sagesse des sages. » — Mais, ajoutai-je, curieux de voir si madame de Pënàfiel partageait mes adorations comme mes antipathies, si vous maudissez si fort Byron, madame, sa noble patrie ne vous offre-t-elle pas, si cela se peut dire, un antidote à ce poison si dangereux, Walter Scott ?…

— Oh ! dit-elle en joignant les mains avec une grâce vraiment charmante et presque naïve, que je suis heureuse, monsieur, de vous entendre parler ainsi !… N’est-ce pas que le grand, le bon, le divin, l’adorable Scott est bien le contre-poison de Byron ? Aussi, lorsque, l’âme toute meurtrie, vous fuyez avec désespoir le terrible château de Manfred, avec quelle reconnaissance vous vous trouvez dans la demeure riante et paisible de Scott, de ce vieillard si doux, si grave et si serein ! Comme il vous accueille avec tendresse ! comme sa pitié est touchante ! comme il vous apaise, comme il vous console ! comme il montre le monde sous un jour pur et radieux en exaltant tout ce qu’il y a de noble, de bon, de généreux dans le cœur humain ! comme il vous élève enfin autant à vos propres yeux que Byron vous a dégradé ! s’il ne vous rend pas vos illusions à jamais perdues, chose, hélas ! impossible ; du moins, n’est-ce pas, qu’il berce et endort souvent votre douleur incurable à ses récits bienfaisants ?… Eh bien ! dites… dites, monsieur, n’est-ce pas là une grande, une magnifique gloire, que la gloire de Walter Scott ? Quel est l’homme le plus véritablement grand et puissant, celui qui désespère ou celui qui console ? Car, hélas ! monsieur, faire croire au mal est si facile !  !  ! ajouta la marquise avec une expression d’amertume navrante.

Quoique tout ceci, fort bien dit et pensé d’ailleurs, m’eût paru peut-être trop phrasé pour une conversation, dans cet entretien de madame de Pënàfiel, ce ne fut pas ce qui me surprit davantage.

Il est sans doute arrivé à tout le monde d’éprouver cette sensation inexplicable, d’où il résulte que, pendant au plus la durée d’une seconde, on croit avoir déjà positivement vu ou entendu ce qu’on voit et ce qu’on entend, bien qu’on ait la certitude absolue de voir le site qu’on regarde, ou d’entendre la personne qui parle, pour la première fois ; or, ce que venait de dire madame de Pënàfiel à propos du génie de Byron ou de Scott me fit ressentir une impression analogue. Cela était tellement selon ma pensée intime, et en semblait si parfaitement l’écho, que je demeurai d’abord presque stupéfait ; puis, réfléchissant bientôt qu’après tout, ce que madame de Pënàfiel venait de dire là n’était qu’une appréciation fort simple et fort naturelle de deux esprits opposés, je continuai très-froidement, sans laisser pénétrer ce que j’avais éprouvé ; car madame de Pënàfiel m’avait semblé véritablement très-émue et très-naturelle en parlant ainsi :

— Sans doute, madame, le génie de Byron est très-désolant, et celui de Scott très-consolant, et l’un me semble aussi avoir un très-grand avantage sur l’autre ; mais ces désolations et ces consolations me paraissent un peu superflues à notre époque ; car aujourd’hui on ne s’afflige ni on ne se console de si peu.

— Comment cela ? me demanda madame de Pënàfiel.

— Mais il me semble, madame, que nous n’en sommes plus au temps des malheurs et des félicités imaginaires ; on prend le sage parti de substituer le positif du bien-être matériel à toute l’idéalité rêveuse, et folle de la passion ; il y a donc de nombreuses probabilités pour qu’on se trouve beaucoup plus près du bonheur qu’on ne s’en est jamais trouvé ! Car, même pour les plus complètement doués, il n’y a rien de plus impossible à réaliser que l’idéal ; tandis qu’avec de la raison chacun peut prétendre à s’arranger un petit bonheur matériel fort sortable.

— Ainsi, monsieur, me dit madame de Pënàfiel avec impatience, vous niez la passion ? vous dites que de nos jours elle n’existe plus ?

— Je me trompe, madame, il en est encore une, la seule qui reste, et celle-là a concentré en elle la violence de toutes les autres. L’influence de cette passion est immense : c’est la seule enfin qui, bien exploitée, pourrait réagir de nos jours sur toute la société… sur les mœurs, par exemple ? Et, bien que nous soyons, hélas ! à mille lieues du laisser-aller si gracieux des grandes époques du plaisir et de la galanterie, la passion dont je vous parle, madame, pourrait presque changer chaque salon de Paris en une assemblée de quakers ou de bourgeois américains.

— Comment cela ? dit madame de Pënàfiel.

— En un mot, madame, voulez-vous voir la pruderie la plus sauvage régner dans tous les entretiens ? voulez-vous entendre des invocations sans fin de la part des hommes (qui ne sont pas mariés bien entendu) en faveur de la sainteté du mariage et des devoirs des femmes ? voulez-vous, en un mot, voir réaliser l’utopie rêvée par les moralistes les plus sévères ?

— C’est-à-dire pour moi, je voudrais bien voir cela, une fois par hasard… en passant, s’écria lord Falmouth feignant un air épouvanté ; mais voilà tout ; je proteste… si cela doit durer plus longtemps !

— Mais le secret de cette passion, monsieur, dit madame de Pënàfiel, de cette passion qui peut opérer ces miracles, quel est-il ?

— L’égoïsme ou la passion du bien-être matériel, madame ; passion qui se traduit par un mot très-trivial et très-significatif, l’argent.

— Et comment appliquerez-vous l’amour excessif de l’argent au développement non moins excessif de cette menaçante vertu dont vous faites un tableau si effrayant que je n’en suis pas encore bien remis ? dit lord Falmouth.

— Ainsi qu’on fait dans votre pays, monsieur, en punissant d’une amende exorbitante toute infraction aux devoirs. Que voulez-vous ? dans notre époque toute positive, on ne redoute plus guère que ce qui vous atteint dans votre vie de chaque jour, dans votre bien-être ; et sous ce rapport l’amende appliquée au maintien des mœurs serait certainement le plus puissant levier social de l’époque. Ainsi, par exemple, supposez un moraliste profond, inexorable, décidé à rompre brutalement avec les faiblesses que le monde accepte ; un homme passionnément épris du devoir… ou, si vous l’aimez mieux, figurez-vous un homme très-laid, très-ennuyeux, et conséquemment très-envieux de certaines fautes charmantes qu’il ne peut pas commettre, et décidé à les poursuivre à outrance ; que cet acharné moraliste soit législateur par-dessus le marché, et qu’un jour il vienne faire à la Chambre le tableau le plus sombre de l’état des mœurs ; enfin qu’il demande et qu’il obtienne d’une majorité que, sans trop d’efforts d’imagination, vous supposez aussi composée de gens très-laids et très-ennuyeux ; qu’il obtienne, dis-je, je ne sais d’après quels considérants, l’organisation d’une police sociale destinée à surveiller, à dévoiler tout attentat aux mœurs privées, et qu’enfin on promulgue une loi qui punisse, je suppose, d’une amende de cinquante mille francs ce tendre délit dont les tribunaux retentissent tous les jours ; que cette amende soit doublée en cas de récidive, et non pas, ainsi que chez vous, monsieur, offerte comme un dédommagement honteux pour l’offensé, qui conserverait ici tous les droits de venger son honneur ; mais employée, je suppose, à l’éducation des enfants trouvés, afin que le superflu alimente le nécessaire.

— Et vous croyez, monsieur, s’écria la marquise, que l’ignoble crainte de payer une somme d’argent considérable rendrait la majorité des hommes moins attentifs, moins empressés auprès des femmes ?

— Je le crois tellement, madame, que je puis vous tracer à merveille les deux aspects très-différents d’un salon rempli des mêmes personnages la veille ou le lendemain du jour où une telle loi serait promulguée. La veille, vous verriez les hommes, comme toujours, souriants, épanouis, charmants, prenant leur voix la plus douce et la plus tendre pour développer bien bas, avec une grâce indicible dans le regard et dans l’accent, les principes amoureux de cette logique banale : « — Ce qui plaît est bien. — La vertu est la discrétion. — On n’a pas consulté votre cœur quand on vous a donné votre tyran. — Il est des sentiments que la sympathie rend inévitables. — Votre âme cherche sa sœur… son au-