Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/197

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

c’est la première fois que vous me traitez ainsi… Pourtant je vous crois beaucoup moins cruel que vous ne le paraissez. Il est impossible que de gaieté de cœur vous me fassiez un mal si affreux ; non, cela est impossible ; aussi je ne vous en veux pas, on vous a abusé, et vous avez cru à des calomnies. Eh bien, ni vous, ni moi, n’est-ce pas, mon ami, nous ne pouvons sacrifier notre bonheur à venir à de si misérables médisances ? Vous allez donc me dire, me confier vos soupçons, les preuves que vous croyez avoir de ma fausseté, et je les détruirai d’un mot, entendez-vous, d’un seul mot, car la vérité a un langage auquel rien ne résiste… Encore une fois je ne vous en veux pas, Arthur ! Pour traiter une femme ainsi que vous m’avez traitée, et cela dans un moment où, radieuse d’amour et d’espérance, elle venait à vous pour… Mais non, non, il ne s’agit plus de cela… encore une fois, pour traiter une femme avec ce mépris et cette dureté, il faut avoir de sérieuses preuves contre elle, n’est-ce pas ? Eh bien, dites… dites… quelles sont-elles ?

Ce calme et noble langage m’irrita, car il me fit rougir de honte. Comment oser avouer qu’un méchant caprice d’incurable défiance, que le vague souvenir d’une calomnie, que le dépit surtout de n’avoir pas réussi auprès de madame de V* aussitôt que je l’espérais, avaient seuls provoqué ma brutale et insolente réponse ? Aussi, par orgueil, je ne voulus point avouer que j’avais agi comme un insensé, et je continuai d’être cruel, injuste, ou plutôt fou de méchanceté.


Le pardon.

— Madame, dis-je avec hauteur, je n’ai pas à expliquer mes convictions ; elles me suffisent et je m’y tiens.

— Mais elles ne me suffisent pas, à moi ! J’ai été indignement calomniée à vos yeux, et je veux être justifiée.

— On ne vous a pas calomniée ; je crois ce que je crois.

— Il croit ! mon Dieu, il croit !… Et vous croyez sans honte que j’ai parlé à d’autres de ce rêve de bonheur ?… et vous osez croire que je suis assez vile, assez lâche, assez basse pour mentir ainsi chaque jour, et que l’infamie est chez moi une habitude ?

— Il n’y a là ni infamie, ni lâcheté, ni bassesse, ni mensonge ; vous avez fait beaucoup… beaucoup d’heureux… et je sais que leur bonheur dut être ravissant. Vous m’avez raconté une très-excellente histoire de fidélité conjugale, survivant même au défunt, tout à fait dans le goût de celle des veuves de Malabar. Ce souvenir d’un trépassé adoré, choyé, fêté, caressé comme une réalité, était une traduction un peu libre, mais du moins assez originale de votre vie, au contraire, si amoureusement remplie ; c’était de plus un bon procédé de votre part, pour me faire croire à mon uniquité ; j’ai répondu à cela par un autre bon procédé en ne vous tracassant pas là-dessus, et feignant d’être votre dupe ; d’ailleurs, j’étais censé avoir le premier triomphe du cher mort… lutte, il est vrai, peu flatteuse, mais…


Le bracelet de Marguerite.

— Malheureux ! s’écria Marguerite en m’interrompant, et se levant droite, majestueuse, presque menaçante, l’œil brillant, les joues colorées d’indignation. Puis, s’appuyant tout à coup sur un meuble, elle se dit à voix basse et comme écrasée par le remords : — J’ai mérité cela… j’ai mérité cela… Souffre, malheureuse femme… à qui oserais-tu te plaindre maintenant ?

À travers les mille impressions tumultueuses qui luttaient dans mon âme, je sentis un mouvement de pitié profonde et de terreur épouvantable ; j’allais peut-être revenir à la raison, lorsque Marguerite, ayant essuyé ses larmes, me dit d’une voix brève : — Pour la dernière fois, monsieur, croyez-vous à une seule de ces infâmes calomnies ? Songez-y bien… votre réponse fixera ma destinée et la vôtre !

Ce ton de menace me mit hors de moi, je devins fou ou plutôt le jouet de je ne sais quel vertige.

M’approchant de Marguerite, je lui dis en lui prenant la taille :

— D’honneur, ma chère, l’indignation vous sied au moins aussi bien