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brisées, que je laissais derrière moi, devait me poursuivre et m’atteindre au milieu des distractions de ce voyage.

Hélène, Marguerite !!! noms douloureux que la fatalité me jetait chaque jour comme une raillerie cruelle, comme un remords ou comme un défi, je ne pouvais vous oublier, et ma conscience vous vengeait !

Car enfin, une fois tarie, que la coupe se brise… il n’importe ! Mais follement la jeter pleine encore à ses pieds ! mais se sentir les lèvres desséchées alors qu’on aurait pu puiser à une onde fraîche et pure !!! Cela était affreux !

En analysant mes impressions, j’y reconnaissais d’ailleurs mon instinct d’égoïsme habituel ; jamais, jamais je ne songeais au mal que j’avais fait à Marguerite ou à Hélène, mais je songeais toujours à la félicité enchanteresse dont la perte me désespérait.

J’abandonnais, je fuyais Paris, mais je tenais encore, pour ainsi dire malgré moi, à ce centre de regrets amers, par mille liens invisibles ! Si quelquefois je me laissais entraîner à l’espoir de revoir, de retrouver un jour Marguerite, tout à coup la réalité du passé venait arrêter cet élan de mon cœur par une de ces secousses sourdes, brusques, pour ainsi dire électriques, dont la commotion va droit à l’âme et fait douloureusement tressaillir tout notre être.

J’étais aussi épouvanté en contemplant avec quelle indifférence je pensais à mon père ; et encore, si j’y pensais, c’était pour faire une comparaison sacrilége entre la douleur que m’avait autrefois causée sa mort, et le chagrin d’amour que je ressentais.

Faut-il, hélas ! l’avouer à ma honte ? En étudiant avec une expérience si malheureusement précoce ces différentes sortes de tristesses, ce dernier chagrin me sembla moins intense, mais plus âcre ; moins profond, mais plus orageux ; moins accablant, mais plus poignant que le premier.

C’est qu’il y a, je crois, deux ordres de souffrances : la souffrance du cœur… légitime et sainte.

La souffrance de l’orgueil… honteuse et misérable.

La première, si désolante qu’elle soit, n’a pas d’amertume ; elle est immense, mais on est fier de cette immensité de douleur, comme on le serait du religieux accomplissement de quelque grand et triste devoir !

Aussi, les larmes causées par cette souffrance coulent abondantes et sans peine ; l’âme est disposée aux plus touchantes émotions de la pitié ; on est plein de commisération et d’amour ; enfin, toutes les infortunes sont les sœurs chéries et respectées de votre infortune.

Au contraire, si vous souffrez pour une cause indigne, votre cœur est noyé de fiel ; votre douleur concentrée ressemble à une rage muette que la honte contient, à une morsure aiguë que la vanité cache ; l’envie et la haine vous rongent, mais vos yeux sont secs, et le malheur d’autrui peut seul vous arracher quelque pâle et morne sourire.


L’homme au capuchon noir.

Telles furent du moins les deux nuances de chagrin bien tranchées que je ressentis, lors de la mort de mon père, et lors de ma rupture avec Hélène et Marguerite. Ce n’était pas tout ; à peine avais-je quitté Paris avec lord Falmouth, que, par un misérable caprice, je me repentais d’avoir entrepris ce voyage ; non que j’en redoutasse l’issue, mais j’aurais préféré être seul, pour pouvoir bien envisager mon chagrin, lutter avec lui corps à corps, et en triompher peut-être.

Je l’ai bien souvent éprouvé : quand on souffre, rien de plus funeste que de vouloir se distraire de sa douleur.

Si pendant quelques moments vous parvenez à engourdir vos maux, le réveil en est horrible.

Lorsque vous vous trouvez tout à coup précipité dans l’abîme de la souffrance morale, après le choc terrible qui ébranle, qui meurtrit jusqu’aux fibres les plus délicates de votre cœur, ce qu’il y a surtout d’affreux, c’est cette nuit subite, noire et profonde de l’âme, qui ne lui permet pas même de voir les mille plaies qui la déchirent. Affreusement brisé, vous gisez anéanti au milieu d’un chaos de douleurs sans nom ; puis, peu à peu, la pensée succède au vertige ; ainsi que la vue s’habitue à distinguer les objets dans les ténèbres, vous commencez, si cela se peut dire, à vous reconnaître dans votre désespoir.

Alors, sinistres et décolorés comme des spectres, surgissent lentement un à un au tour de vous les regrets navrants du passé, les visions enchanteresses d’un avenir qui ne sera plus jamais ; alors vous apparaissent les fantômes des heures les plus fortunées, les plus radieuses, les plus dorées d’autrefois… car votre douleur n’oublie rien… l’écho le plus lointain, le parfum le plus vague, le murmure le plus mystérieux, tout se reproduit impitoyablement à votre pensée ; mais ce mirage d’un bonheur perdu est étrange et sinistre… On croit voir un magnifique paysage baigné d’azur, de lumière et de soleil, à travers la prunelle vitreuse d’un mourant, et tout semble voilé d’un brouillard gris et sépulcral.

La souffrance est alors à son paroxysme, mais elle ne peut que décroître ; elle est aiguë et pénétrante, mais elle se peut analyser : vos ennemis sont nombreux, sont menaçants, sont terribles, mais vous les voyez, mais vous les pouvez combattre.

Vous luttez ainsi, ou, comme un loup blessé, qui, au fond de son antre, n’attend sa guérison que du temps, replié dans votre souffrance solitaire, vous pouvez, proche ou éloigné, assigner un terme à votre chagrin, et espérer au moins dans l’oubli… L’oubli !… cette seule et inexorable réalité de la vie. L’oubli ! cet océan sans fond où viennent incessamment se perdre toute douleur, tout amour et tout serment.

Et encore, bizarre impuissance de ce qu’on appelle la philosophie humaine ! on sait qu’un jour, que bientôt peut-être, le temps doit effacer tant de peines, et cette conviction si certaine ne peut en rien calmer ou abréger vos tourments.

C’est pour cela, je le répète, qu’il m’a toujours semblé que se distraire de sa douleur, au lieu de l’affronter bien résolument, c’est recommencer chaque jour cette cruelle initiation à la souffrance, au lieu de l’épuiser par son propre excès.