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vre, exaltèrent à ce point ma sensibilité nerveuse, que, replié dans mon lit, je ne pouvais supporter l’éclat du jour ; je cachai ma figure dans mes mains, et je pleurai amèrement.

D’habitude, les larmes me soulageaient, mais celles-ci étaient âcres et cuisantes.

Puis, lorsque mon désespoir eut atteint son paroxysme, par un triste besoin de contraste qui m’était familier, je comparai ce qui était à ce qui avait été… surtout à ce qui aurait été… si je n’avais pas volontairement flétri, brisé, souillé tant de nouvelles chances de bonheur !

Au lieu de chercher à cacher ma honte dans la solitude et dans les ténèbres, au lieu de me plonger dans les idées les plus tristes, au lieu de subir cet isolement que je venais de provoquer si outrageusement, je me serais senti le cœur allègre, épanoui !

Cet homme, qui alors me haïssait, qui me méprisait, qui n’attendait plus que l’heure de laver son injure dans mon sang, eût, comme toujours, été là, près de moi, affectueux et reconnaissant. Ces plaintes que m’arrachait la douleur physique, et que j’étouffais si péniblement, eussent été adoucies par la touchante sollicitude d’un frère !

Et penser… mon Dieu ! m’écriai-je, que cette réalité que moi-même j’avais si souvent rêvée, en songeant à l’amitié, était là près de moi ?

Et penser que cette fois encore, par le plus étonnant concours de circonstances, je n’avais qu’à me laisser aller au bonheur qui m’était offert !

Et penser que cette fois encore, une monomanie fatale, furieuse, m’avait fait abandonner toutes les chances de félicité possibles pour les remords les plus affreux !

Alors, me voyant si incurablement malheureux, des idées de suicide me vinrent à l’esprit.

Je me reprochai d’être odieusement à charge à moi et aux autres. Je me demandai à quoi j’étais bon ; ce que je faisais des avantages que le hasard avait accumulés sur moi : jeunesse, santé, richesse, force, intelligence et courage.

Jusqu’ici à quoi avais-je employé ces dons précieux ? À faire le malheur de tous ceux qui m’avaient aimé !

Aussi je me résolus, dans ce duel avec Falmouth, d’exposer aveuglément ma vie et de respecter la sienne.

En faisant feu sur lui… j’aurais cru commettre un fratricide.

Par un douloureux caprice, je voulus relire sa lettre.

Inexplicable fatalité !… pour la première fois j’en compris toute la grandeur… toute l’imposante générosité.

Ce fut alors que je pus embrasser d’un regard désespéré la perte immense, irréparable, que je venais de faire ! Mais, hélas ! il n’était plus temps, tout était fini !


CHAPITRE XXXVIII.

Le pilote.


Depuis quelques moments, les mouvements de la goëlette devenaient de plus en plus durs. J’entendais au dehors un mugissement continu ; quelquefois augmentant progressivement de violence, il finissait par tonner comme la foudre… puis à ces éclats soudains succédait un grondement sourd et lointain.

Tantôt les pas précipités des matelots faisaient résonner le pont au-dessus de ma tête, tantôt ce bruit cessait brusquement, ou était dominé par la voix retentissante de Williams, qui donnait des ordres.

Je ne pouvais en douter, nous étions assaillis par une tempête. Il me fut impossible de rester dans l’inaction.

Quoique faible, je voulus me lever, pensant que peut-être le grand air me ferait du bien. Je sonnai, et à l’aide de mon valet de chambre je parvins à m’habiller.

J’avais presque complètement perdu l’usage du bras gauche.

Je montai sur le pont ; Falmouth ne s’y trouvait pas.

Les vagues étaient furieuses.

Quoiqu’il fût à peine quatre heures, le jour était si bas qu’on se voyait à peine.

À l’horizon, la mer dessinait les sombres ondulations de sa courbe immense sur une ceinture de lumière ardente comme du bronze rougi au feu.

Au-dessus de cette zone empourprée s’étageaient pesamment de lourdes masses de nuages noirs et ocreux ; la voûte du firmament reflétait dans les flots ces ténèbres opaques, et les vagues perdant leur transparence d’azur ou d’émeraude, ressemblaient à des montagnes de vase marbrée d’écume.

La tempête sifflait dans les cordages par à-coups furieux et retentissants. Quoique impétueux, le vent était chaud ; les vagues qu’il fouettait, et dont les lourdes nappes venaient souvent déferler sur le pont du yacht, semblaient presque tièdes.

Bientôt le médecin monta. — Vous êtes imprudent, me dit-il, de quitter ainsi votre chambre.

— J’étouffais en bas, docteur ; le mouvement du navire me faisait beaucoup souffrir : il me semble qu’ici je suis mieux.

— Quel horrible temps ! dit le docteur ; pourvu que nous puissions atterrir à Malte avant la nuit !

— Nous ne sommes donc pas éloignés de cette île ?

— Nous en sommes très-proches, seulement cette brume épaisse nous empêche d’apercevoir les terres. Avant une heure, la goëlette va mettre en panne pour demander un pilote… pourvu toutefois que, par un temps pareil, on puisse entendre nos coups de canon et voir nos signaux.

Une heure après survint une légère éclaircie dans le ciel.

Nous aperçûmes devant nous, à l’horizon, de hautes terres encore voilées de brouillards ; c’était, à ce que me dit Williams, le cap de Harrach, pointe septentrionale de l’île de Malte, au haut duquel s’élevait la tour de l’Espinasse servant de vigie.

Williams mit alors la goëlette en panne, et fit tirer plusieurs coups de canon pour demander un pilote.

— Le vent est si fort, me dit le docteur, que les pilotes de Harrach n’oseront peut-être pas s’aventurer en mer.

Néanmoins, après les salves du yacht, nous vîmes plusieurs fois apparaître au sommet des lames et disparaître dans leurs noires profondeurs une petite voile latine hardiment manœuvrée.

— Il faut que ces Maltais soient de bien intrépides marins, me dit le docteur ; car ils viennent, malgré cette mer épouvantable, presque droit dans le vent.

Le bateau-pilole s’approchait de plus en plus ; mais comme, en s’approchant, il demeurait quelquefois caché par la hauteur des flots, et ne reparaissait ainsi qu’à d’assez longs intervalles, à chacune de ses apparitions progressives sur la crête des lames il semblait tout à coup démesurément grandi.

Je ne sais pourquoi cet effet, fort naturel d’ailleurs, me semblait étrange.

Enfin ce bateau parut à une portée de fusil de la goëlette.

Par ordre de Williams on lui jeta une amarre. Je m’approchai pour mieux voir ces hardis marins.

Ils étaient cinq : quatre occupés à la manœuvre des voiles, l’autre au gouvernail.

Après avoir fort habilement élongé le yacht, pour recevoir le cordage qu’on lui jeta, l’homme qui était au timon profita du moment où la lame élevait le bateau qu’il montait, presque au niveau du pont de la goëlette, pour y sauter adroitement en s’accrochant aux haubans.

Une fois cet homme à bord du yacht, les autres matelots allèrent mettre leur embarcation à la remorque de la goëlette.

Le pilote, après avoir salué Williams, commença de marcher sur le pont, malgré le brusque tangage de la goëlette, avec une sûreté de pied qui prouvait une longue pratique de la navigation.

Bientôt il s’arrêta, leva la tête et jeta un coup d’œil de connaisseur sur le gréement du yacht, dont il fut sans doute satisfait, car il fit un signe d’approbation muette.

Malgré la tempête et les dangers que la goëlette pouvait courir, car la nuit avançait et la violence du vent ne diminuait pas, cet homme avait une apparence de sécurité telle que la physionomie de l’équipage, jusqu’alors quelque peu assombrie, se rasséréna tout à coup… On eût dit que le pilote apportait avec lui cette confiance subite qu’inspire souvent, l’arrivée d’un médecin impatiemment attendu par une famille inquiète.

M’étant tenu près du couronnement où je m’appuyais, afin de ne pas être renversé par les secousses du navire, je n’avais encore pu bien voir le pilote ; mais bientôt il s’approcha près de moi.

Cet homme pouvait avoir quarante ans. Il était d’une stature élevée, maigre, osseux ; ses traits étaient basanés, ses joues creuses, ses yeux verts, ses sourcils noirs, épais et rudes. Il portait un bonnet de laine à carreaux écossais rouges et bleus, qui lui cachait exactement le front jusqu’aux orbites. Un gros capot de drap brun, ruisselant d’eau de mer et cachant le haut de ses grandes bottes de pêcheur, complétait son costume.

Je ne sais pourquoi il me sembla que cet homme ne m’était pas inconnu. J’avais un souvenir vague de sa physionomie sinistre, quoiqu’il me fût impossible de me rappeler les circonstances de cette rencontre ; néanmoins je ressentais une impression désagréable que j’attribuais au malaise et à la fièvre.

— Pourrons-nous mouiller à Malte ce soir, pilote ? lui demanda Williams.

Après s’être approché des boussoles et avoir assez longtemps interrogé l’état du ciel, de la mer et du vent, le pilote répondit en très-bon anglais : — Nous pourrons peut-être aborder dans l’île ce soir… mais non pas dans le port de Malte, monsieur.

— Non !… s’écria Williams, et pourquoi ?

— Parce que ça n’est pas possible, dit le pilote avec insouciance.

— Mais, reprit Williams, quoique le vent soit très-fort et qu’il souffle du nord, il n’est pas assez violent pour nous jeter à la côte. La goëlette manœuvre à merveille, elle saura bien s’élever…

— Et saura-t-elle résister à la rapidité des courants qui filent de sept à huit nœuds à l’heure, monsieur, et qui, comme le vent, portent en pleine côte ?

— Je vous dis, pilote, reprit Williams, qu’il y a deux ans je suis entré à Malte par un temps encore plus forcé que celui-là…