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MADAME LA PRINCESSE DE FERSEN.
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CHAPITRE XLVI.

L’Alexina.


Telles étaient les impressions que m’avait laissées mon séjour d’une année dans l’île de Khios ; tels étaient les motifs de mon brusque départ pour la France à bord de la frégate russe l’Alexina.

Ce fragment de mon journal d’autrefois intercalé à sa place, je reprends mon récit. Je me trouve dans une disposition d’esprit parfaitement convenable pour faire cette narration et en suivre tous les incidents, qu’ils soient tristes, gais, tendres ou dramatiques.

Les dernières et violentes émotions que j’ai ressenties depuis mon voyage d’Orient jusqu’à ce moment où j’écris ces lignes ont tellement usé mon cœur, je me trouve si insouciant de l’avenir et du passé, que je puis raconter ce nouvel épisode de ma vie avec le désintéressement le plus profond, et comme s’il ne s’agissait pas de moi.

La lecture que je viens de faire de ces pages datées de l’île de Khios, écrites en Orient il y a trois ans, a encore augmenté mon indifférence pour ce qui me touche. Lorsque le calme et la raison me reviennent, je me trouve si mobile, si inquiet, si fou, si fait pour le bonheur dont le destin m’a toujours comblé (parce qu’il savait sans doute que je n’en profiterais jamais), que je me juge avec une extrême et peut-être avec une injuste sévérité. Du point de vue où je me suis placé, m’estimant peu, étant prévenu contre moi, dépourvu de tout orgueil, de tout amour-propre de moi à moi, j’exagère encore mes défauts, et mon caractère assez peu vaniteux m’empêche souvent d’évaluer à leur prix quelques actions vraiment généreuses dont je pourrais m’enorgueillir. Aussi, je crois que si ces pages étaient jamais connues (ce qui ne peut arriver, car j’y mettrai bon ordre), elles donneraient une bien triste opinion de mon caractère.

Et pourtant beaucoup auraient-ils agi ainsi que j’ai agi ?

Car enfin, si autrefois j’ai supposé à Hélène les plus odieuses arrière pensées, n’ai-je pas, dans mon désespoir, tout tenté, tout fait, pour réparer ma faute ? Ne lui avais-je pas, si elle eût accepté ma main, abandonné ma fortune ? Et plus tard, lorsque j’ai su que Frank était pauvre, ne suis-je pas venu à son secours aussi délicatement que je l’ai pu ?

Si j’ai été bien injustement cruel envers Marguerite, au moins je l’avais longtemps et courageusement défendue contre les calomnies du monde, et cela avant d’être connu d’elle. Et ce duel ?… ce duel acharné qu’elle a toujours ignoré ?[1]

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Si, égaré par un accès d’incurable folie, j’ai outrageusement insulté Falmouth, ne lui avais-je pas sauvé la vie en risquant la mienne ?

Sans doute le bien que j’ai fait n’empêche pas le mal qu’on peut me reprocher ; mais n’est-il pas affreux de songer que ce qu’il y a eu de noble et de bon dans ma conduite disparaîtra toujours sous le flot d’amertume et de haine que ma défiance a soulevé !…

Mais, après tout, que m’importe maintenant le passé ! C’est pour revoir le tableau de ma vie se dérouler à mes yeux que j’écris ces lignes ; c’est pour raccourcir les longues heures de la solitude où je vis à cette heure à Cerval, dans le triste et vieux château paternel, si longtemps abandonné par moi.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce fut donc dans l’ignorance complète du sort de du Pluvier que nous abandonnâmes l’île de Khios. Quoique nous entrassions dans l’équinoxe, la traversée, souvent retardée par des vents contraires, fut assez belle.

L’aspect des marins russes me parut tout autre que celui des marins anglais. Quoique ceux-ci soient soumis aux duretés de la discipline militaire la plus despotique ; quoique par habitude et par nature ils se montrent pleins de déférence et de respect pour les officiers appartenant à la haute aristocratie, officiers dont ils s’honorent surtout, ainsi que les nègres se montrent plus fiers d’avoir pour maître un blanc qu’un mulâtre, tout révèle en eux cet indomptable orgueil national, cette insolente fierté bretonne, qui rendent le matelot anglais un des meilleurs matelots du monde, parce qu’il est toujours poussé ou soutenu par le sentiment outré de sa propre valeur, par sa foi profonde dans la supériorité de son pays sur les autres nations maritimes. Or, quelque insensés qu’ils soient, le fanatisme ou la foi opèrent toujours des prodiges.

Les matelots russes témoignaient au contraire une obéissance passive presque religieuse, une résignation aveugle et un dévouement machinal à la volonté de leurs chefs, auxquels ils semblaient presque reconnaître une nature supérieure à la leur. Aussi on sentait qu’un mot, qu’un signe de ces officiers pouvait élever la résignation et le dévouement intrépide des marins russes jusqu’à l’héroïsme de l’abnégation personnelle.

Singulière différence entre le génie de ces deux peuples et celui des Français !… des Français, quelquefois rigoureusement soumis, mais jamais respectueux ; obéissant gaiement à des supérieurs dont ils se moquent, ou se faisant admirablement tuer pour des causes qu’ils insultent.

Je fus amené à faire ces différents rapprochements en observant les habitudes calmes, presque claustrales, qui régnaient à bord de la frégate russe, et qui, après quelques jours de navigation, eurent une réaction très-singulière sur nous autres passagers.

Rien en effet de plus singulier que l’aspect de ce bâtiment : c’était le silence au milieu de la solitude des mers.

À part les commandements des officiers, on n’entendait jamais un mot. Muet et attentif, l’équipage ne répondait aux ordres de ses chefs que par le bruit de la manœuvre qu’il exécutait avec une précision mécanique. Au soleil couchant, l’aumônier lisait la prière ; tous les marins s’agenouillaient pieusement, puis ils descendaient dans la batterie. Mais toujours et partout un silence inexorable. S’ils étaient battus de cordes pour une faute, jamais un cri ; s’ils se reposaient de leurs fatigues, jamais un chant.

Le capitaine de la frégate et son lieutenant, avec lesquels madame et M. de Fersen vivaient ainsi que moi, étaient des hommes parfaitement bien élevés, étaient de fort bons marins, mais leur esprit n’avait rien de saillant. M. de Fersen lisait presque continuellement une collection d’ouvrages dramatiques français.

Nous restions donc, madame de Fersen et moi, très-esseulés au milieu de cette petite colonie ; ni les choses, ni les hommes, ni les événements ne devaient nous distraire de nos préoccupations individuelles.

Au milieu de ce calme profond, de cet isolement, de ce silence, les moindres fantaisies de la pensée devaient donc fortement s’empreindre sur la trame unie d’une vie si simple ; en un mot, et si cela peut se dire, jamais toile ne fut plus également préparée pour recevoir les inspirations du peintre, quelque variées, quelque bizarres qu’elles fussent. À midi, nous nous rassemblions pour déjeuner, puis venait une promenade sur le pont ; ensuite M. de Fersen retournait à la lecture de ses chers vaudevilles, et les officiers à leurs observations nautiques.

Madame de Fersen se tenait habituellement dans la galerie de la frégate ; je causais donc ainsi chaque jour avec elle sans être presque jamais interrompu, depuis deux heures jusqu’au moment où elle allait faire, pour dîner, une toilette toujours fraîche et charmante. Après dîner, quand le temps le permettait, on servait le café sur le pont. On y faisait ensuite une nouvelle promenade ; puis, sur les neuf heures, nous nous réunissions de nouveau dans la galerie. Madame de Fersen, excellente musicienne, se mettait souvent au piano à la grande joie du prince, qui la suppliait de lui accompagner quelques airs de vaudeville qu’il fredonnait véritablement à merveille.

D’autres fois, un des officiers de la frégate, qui avait une fort jolie voix, nous chantait des chansons nationales très-naïves et très-agréables. La musique et la conversation à laquelle M. de Fersen prenait alors part, et qu’il animait par une gaieté de très-bon goût, nous conduisaient jusqu’à onze heures ; on servait le thé, et chacun se retirait quand bon lui semblait.

On le voit, à part l’étendue des promenades, nous menions la vie de château la plus intime et la plus concentrée.

Le troisième jour depuis notre départ de Khios, survint un singulier incident très-puéril en apparence, mais qui eut… mais qui devait avoir une bien étrange influence sur ma destinée…

Madame de Fersen avait une petite fille de six ans nommée Irène, pour laquelle elle témoignait un amour qui semblait aller jusqu’à l’idolâtrie. Il était impossible de rêver quelque chose de plus accompli, de plus idéal que cette enfant.

Elle était d’une beauté sérieuse et grave ; bien des mères, je le crois, eussent préféré pour leur fille une figure plus enfantine et plus riante ; car, je l’avoue, je ne pouvais moi-même quelquefois échapper à un ressentiment de tristesse, en contemplant cet adorable visage, qui exprimait une mélancolie indéfinissable et incompréhensible pour un âge encore si tendre.

Le front d’Irène était vaste, saillant ; son teint hardiment pâle, car ses joues fermes et rondes annonçaient une santé florissante. Ses cheveux châtain foncé, très-abondants, très-fins et très-soyeux, bouclaient naturellement autour de son col ; ses yeux fort grands, d’un noir humide et velouté, avaient un regard d’une singulière profondeur, surtout lorsque, par cette faculté naturelle aux enfants, Irène vous contemplait longtemps et fixement, sans baisser les franges de ses longues paupières brunes.

Son nez était mince et charmant, sa bouche petite, vermeille, et je dirais que sa lèvre inférieure un peu saillante était dédaigneuse… si le dédain ne semblait pas incompatible avec cet âge. Enfin sa taille, ses mains et ses pieds étaient d’une perfection rare.

Irène, par une touchante superstition de sa mère, avait été vouée au blanc après une longue maladie ; la simplicité presque religieuse de ce

  1. Ici quelques lignes étaient raturées dans le Journal d’un Inconnu. Le récit de ce duel ne se trouvant pas dans l’épisode de madame de Pënàfiel, et Arthur y faisant encore une autre allusion lors du combat des pirates contre le yacht, il est probable que cette omission résulte d’un oubli involontaire ou calculé.

    (Note de l’Aut. E. S.)