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Je ne saurais dire avec quel bonheur je jouissais des succès de madame de Fersen.

J’allai pour la première fois chez elle un soir, cinq ou six jours après mon arrivée à Paris.

Quoiqu’il fût assez tard, il y avait peu de monde encore. Elle m’accueillit avec beaucoup de grâce ; mais je remarquai en elle je ne sais quoi de contraint, d’inquiet, de chagrin.

Il me semblait qu’elle eût désiré me parler en particulier.

Je tâchais de deviner quelle pouvait être sa pensée, lorsque, dans le courant de la conversation, M. de Serigny, alors notre ministre des affaires étrangères, parla d’enfants, à propos d’un admirable portrait que Lawrence venait d’exposer au Salon…

Madame de Fersen me jeta aussitôt un coup d’œil rapide, et se plaignit de ce que sa fille, se trouvant sans doute fort dépaysée, était triste et souffrante depuis son arrivée à Paris ; aucune distraction n’avait pu l’arracher à sa mélancolie : ni les jeux ni la promenade dans les grands jardins de l’hôtel.

— Mais, madame, dis-je à madame de Fersen, espérant être compris, ne devriez-vous pas envoyer plutôt mademoiselle votre fille aux Tuileries ? Elle y trouverait beaucoup de compagnes de son âge ; et, sans aucun doute, leur gaieté la distrairait.

Un touchant regard de madame de Fersen me prouva que j’étais entendu ; car elle reprit avec vivacité : — Mon Dieu ! vous avez raison, monsieur ; je suis désolée de n’avoir pas songé à cela plus tôt. Aussi, dès demain j’enverrai ma fille aux Tuileries, je suis sûre qu’elle s’y plaira infiniment, et d’avance je la considère comme guérie…

À ce mystérieux échange de pensées, je fus heureux de voir que le cœur de madame de Fersen devinait le mien.

De nouvelles visites coupèrent la conversation ; le cercle s’agrandit, je me levai, et j’allai causer avec quelques femmes de ma connaissance.

— Ah ! mon Dieu, dit madame de ***, M. de Pommerive ici ! Cet homme-là va donc partout ?

En effet, je vis arriver Pommerive, l’air un peu moins effronté que d’habitude, et suivant pas à pas le chargé d’affaires d’une petite cour d’Allemagne, qui le conduisait sans doute auprès de madame de Fersen.

— C’est une présentation, me dit madame de ***.

— Si l’on était juste, repris-je, ce serait une exposition.

— Mais aussi comment madame de Fersen peut-elle bénévolement recevoir un homme si médisant et si perfide ? reprit madame de ***.

— Pour prouver sans doute l’impuissance des calomnies de cet homme, lui dis-je.

Pommerive salua profondément madame de Fersen, se remit à la suite du chargé d’affaires, et tous deux allèrent à la recherche de M. de Fersen.

Quelques minutes après, je me trouvai face à face avec Pommerive.

— Tiens ! vous êtes ici ? s’écria-t-il.

Cette exclamation était si ridiculement impertinente, que je lui répondis :

— Si j’étais moins poli, monsieur de Pommerive, c’est moi qui m’étonnerais de vous rencontrer ici.

— Moi, je ne m’en étonne pas du tout, me dit Pommerive avec une impudente sécurité qu’il devait à son âge et à une réputation de lâcheté cynique, dont j’ai omis de dire qu’il faisait parade. Je ne m’attendais pas à vous voir, voilà tout. Mais écoutez donc. Puis, me prenant par le bras, il me dit en m’amenant dans une embrasure de croisée : Est-ce que vous connaissez beaucoup le prince de Fersen ?

Malgré l’éloignement que m’inspirait Pommerive, j’étais assez curieux de savoir si le monde était instruit de mon voyage avec la princesse. Or, Pommerive, qui ne laissait pas tomber le moindre bruit, qu’il fût faux ou véritable, pouvait parfaitement m’éclairer à ce sujet.

— Je ne connais pas plus M. de Fersen que vous ne le connaissez, lui dis-je.

— Mais alors vous le connaissez beaucoup ? reprit-il avec fatuité.

— Comment cela ?

— Certainement… j’ai diné hier avec lui, affreusement dîné, il est vrai, chez le baron de ***, chargé d’affaires de ***, qui vient de m’amener ici tout à l’heure dans sa voiture. Et quelle voiture ! une infâme calèche à vasistas… qui a l’air d’une melonnière… C’est, du reste, une voiture qui semble faite tout exprès pour aider à digérer ses exécrables dîners, tant elle est dure ; car ce pingre-là, j’en suis sûr, amasse des dots à ses six monstres de filles avec ses frais de table ; et il a raison, car, sans dot, qui diable en voudrait, de ses filles ? Mais je reviens au prince.

— C’est bien malheureux pour lui, monsieur de Pommerive.

— Oh ! du tout ! je le ménage, ce cher prince, car il m’apprécie, et je viens prendre jour avec lui pour notre travail.

— Et quel travail, monsieur de Pommerive ? Peut-on, sans indiscrétion, pénétrer ce secret diplomatique ?

— Oh ! c’est tout simple : il a demandé à ce pingre de baron ; et ici Pommerive ouvrit une parenthèse pour placer une nouvelle méchanceté. Or, à propos, ce pingre de baron, reprit-il, croiriez-vous que lorsqu’il donne ses affreux dîners, une espèce de maître Jacques fait une seule fois le tour de la table avec une malheureuse bouteille de vin de Champagne non frappé, qu’il serre précieusement entre ses bras comme une nourrice serre son nourrisson, en vous disant très-vite et en passant plus vite encore : « Monsieur ne veut point de vin de Champagne… » sans point d’interrogation, le misérable ! mais au contraire avec un accent d’affirmation.

— Voyez un peu à quoi sert pourtant la ponctuation, monsieur de Pommerive ! Mais revenez donc au prince.

— Eh bien, M. de Fersen ayant demandé au baron de lui enseigner quelqu’un d’un goût sûr et éclairé qui pût lui faire faire une sorte de cours théâtral et le renseigner sur les acteurs, le baron a eu le bon sens de m’indiquer.

— Ah ! je comprends, lui dis-je ; vous allez servir de cicérone dramatique à M. de Fersen.

— C’est tout bonnement cela ; mais, entre nous, je trouve, moi, ce goût théâtral singulièrement ridicule chez un homme comme le prince. À en juger d’après cet échantillon, ça doit être un bien pauvre sire que ce Fersen. Aussi, je ne m’étonne pas si on dit que sa femme se charge de toutes les affaires diplomatiques. Elle a d’ailleurs bien la figure d’une maîtresse femme… l’air sec et dur… et par là-dessus, dit-on, une vertu à trente-six karats. Qu’est-ce que cela me fait à moi, sa vertu ? je ne la lui dispute pas, quoiqu’il n’y ait qu’une voix là-dessus… C’est surprenant !…

— Il y a quelque chose de bien plus surprenant que cela, monsieur de Pommerive !

— Quoi donc, mon cher comte ?

— C’est qu’un galant homme n’ait pas le courage d’aller répéter mot pour mot à M. de Fersen toutes les impertinences que vous venez de vous permettre de débiter sur son compte, afin de vous faire chasser de sa maison.

— Parbleu ! c’est bien certain que personne n’ira lui répéter ce que je dis sur lui. J’y compte bien, et encore on irait que cela me serait égal, et je n’en démordrais pas.

— Vous vous vantez, monsieur de Pommerive !

— Je me vante ! Ça n’empêche pas qu’une fois on avait été rapporter à Verpuis… vous savez bien, Verpuis, qui était si duelliste… que j’avais dit de lui qu’il n’avait que le courage de la bêtise. Verpuis vient à moi avec son air matamore, et me dit devant vingt personnes ; Avez-vous tenu ce propos-là, monsieur, oui ou non ? — Non, monsieur, lui répondis-je d’un air aussi très-matamore : j’ai dit au contraire que vous n’aviez que la bêtise du courage.

— Vous ne lui avez pas dit cela, monsieur de Pommerive.

— La preuve que je le lui ai dit, c’est qu’il m’a donné un coup de pied ; je lui ai répondu qu’il fallait être bien misérable pour insulter quelqu’un qui ne se battait jamais, et il a gardé ça pour lui.

Cette ignoble forfanterie de lâcheté, car Pommerive n’en était pas tout à fait descendu à ce degré de platitude, me révoltait. Je tournai le dos à cet homme, mais je n’en étais pas quitte.

— Vous allez revoir, me dit-il, une de vos anciennes adorations, la jolie petite madame de V***, dont M. de Serigny, le ministre des affaires étrangères, est amoureux comme un fou. On dit véritablement qu’il est à faire enfermer depuis qu’il s’est affolé de cette petite créature. Il ne sait plus ni ce qu’il dit ni ce qu’il fait ; aussi ce céladon diplomatique serait-il à mourir de rire s’il ne faisait pas pitié. Mais le voici, il faut que j’aille le prier de ne pas oublier ma recommandation pour mon neveu, pourvu toutefois que son ridicule amour ne lui ait pas fait perdre la mémoire comme il lui a fait perdre l’esprit.

Et l’impudent personnage alla se confondre en salutations auprès de M. de Serigny.

À ce moment on annonça madame de V***.

Je ne l’avais pas vue depuis mon retour à Paris. Je la trouvai, si cela peut se dire, rajeunie, tant cette vive et folle physionomie avait de fraîcheur, de gentillesse et d’éclat.

Madame de V*** se mettait d’une manière à elle, mais sans rien de voyant ni de bizarre, et toujours avec le goût le plus parfait.

Le ministre, qui s’était débarrassé de Pommerive, suivait d’un œil inquiet et jaloux les nombreux saluts que madame de V*** rendait de tous côtés avec sa pétulante coquetterie. Enfin, il me parut un peu rassuré lorsqu’il vit madame de V*** assise entre lady Bury et une autre femme.

M. de Serigny, alors ministre des affaires étrangères, était un homme de cinquante ans environ, d’un extérieur insignifiant et quelque peu négligé. Il affectait des dehors de brusquerie, de laisser-aller irréfléchi, qui, calculés ou non, l’avaient toujours, disait-on, singulièrement servi dans les affaires. C’était un homme d’esprit fin et délié, mais dans le monde il usait rarement de cet esprit ; sa grande supériorité se résumait par le silence, ainsi que toute l’expression de sa physionomie se concentrait dans son sourire. Or, ce silence et ce sourire se commentant, se complétant, s’interprétant l’un par l’autre, savaient tour à tour être si admirablement flatteurs, ironiques, malins ou distraits, que ce langage muet avait réellement une très-grande signification.

Jaloux à l’excès, sa passion pour madame de V*** était en effet d’une violence extrême, du moins au dire du monde, dont Pommerive n’était que l’écho fidèle.

Lorsqu’un homme de l’âge, du caractère et de la position de M. de Serigny s’éprend sérieusement d’une femme aussi légère, aussi coquette que l’était madame de V***, sa vie amoureuse ne doit être qu’une longue torture.