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voulez-vous me permettre, à mon tour, de vous parler avec la plus entière, je dirais presque avec la plus brutale franchise ?

— Sans doute, me dit le ministre fort étonné.

Si, par les louables et bienveillants motifs que vous m’avez exposés, monsieur, vous avez la ferme intention de m’essayer dans la carrière diplomatique, j’espère que vous ne vous formaliserez pas de ce que je tâche de vous donner la mesure de ma pénétration ?

— Que voulez-vous dire, monsieur ?

— Tenez, monsieur de Serigny, parlons franchement : vous êtes épris d’une femme charmante que nous connaissons tous deux ; mes assiduités auprès d’elle vous portent ombrage, et vous voulez m’envoyer auprès du shah de Perse pour vous débarrasser de moi.

— Monsieur ! s’écria le ministre d’un air très-offensé.

— Permettez-moi de continuer, lui dis-je. Je n’ai pas besoin de partir pour vous rassurer ; je vous donne ma parole que mes relations avec la personne dont j’ai l’honneur de vous parler ont été tout amicales, et qu’excepté quelques coquetteries fort innocemment échangées, rien ne peut justifier vos soupçons.

M. de Serigny me parut d’abord dans un violent état d’irritation ; toutefois, il me dit avec un sourire forcé : — Après ce qui vient de se passer entre nous, monsieur, il faut presque que nous nous coupions la gorge ou que nous soyons amis.

— Mon choix sera le vôtre, monsieur.

— Il est fait, me dit M. de Serigny en me tendant la main.

Il y eut tant de cordialité dans son mouvement, il lui fallait tant d’empire sur lui-même pour refouler ainsi les susceptibilités de l’orgueil et de l’amour-propre en présence d’un homme de mon âge, que, vivement touché de son procédé, je lui dis :

— Si vous pensez de moi tout le bien que vous m’avez dit en penser, monsieur, vous n’attacherez aucune importance à cet entretien. D’ailleurs n’attribuez qu’à votre éminente réputation de finesse mon violent désir de vous montrer que je pouvais pénétrer vos vues. Pardonnez-moi donc d’avoir été si étourdiment fier de ma première victoire, car elle était bien flatteuse. Quant à me croire votre rival auprès de certaine femme charmante, ma parole a dû vous rassurer sur le présent et sur le passé. Pour l’avenir, je n’ai qu’un moyen immanquable d’écarter vos soupçons, c’est de vous demander un service. Lié à vous par la gratitude, porter la moindre atteinte à votre bonheur serait une lâcheté.

Après quelques moments de silence et de réflexion, M. de Serigny me dit avec beaucoup de bonhomie : — Vous accentuez tellement les choses, qu’il est impossible, je le vois, de parler avec vous à mots couverts ; il faut tout nier ou tout avouer : je me résigne à ce dernier parti, car je vous sais galant homme et très-secret ; mais tout ceci n’en est pas moins bizarre. Me voilà, moi, à mon âge, en confidence d’amourettes avec un jeune homme qui s’est très-spirituellement moqué de moi, qui me l’a dit en face, et qui m’a tellement embarrassé par les confidences qu’il m’a faites, non pas sur lui, parbleu ! mais sur moi, que je me trouve dans la plus sotte position du monde. Heureusement que vous me dites que je puis vous être bon à quelque chose, ça me sauve du ridicule, ajouta-t-il avec une grâce parfaite.

— Eh bien donc ! monsieur, voici ce dont il s’agirait ; quoique je ne me reconnaisse pas assez de mérite pour aller séduire le shah de Perse…

— Ne parlons plus de cela, s’écria gaiement M. de Serigny. Vous frappez un ennemi à terre.

— Je vous l’avoue, vos propositions ont éveillé en moi, non pas de l’ambition, mais le vif désir de connaître assez les affaires politiques pour voir si véritablement mon esprit pourrait s’y ployer un jour… Je ne sais si vous me trouvez toujours la même capacité…

— Ah ! monsieur le comte ! monsieur le comte ! me dit M. de Serigny en me menaçant du doigt.

— En l’admettant alors, tout ce que je réclamerais de votre bonté, ce serait, dans le cas où vous manqueriez plus tard de secrétaire intime, de m’admettre chaque jour quelques heures dans votre cabinet ; en cette qualité, je me mettrais là tout à vos ordres, vous me confieriez les travaux que vous croiriez pouvoir confier à un homme secret et sûr. D’après cet essai, je saurais réellement si j’ai quelque aptitude aux affaires ; et plus tard, si je croyais pouvoir remplir avec succès une modeste mission diplomatique, je vous rappellerais alors qu’il vous reste à acquitter la dette que vous avez contractée envers mon père.

— Encore une épigramme ! dit M. de Serigny, mais qu’importe ! Ah çà ! véritablement, des fonctions si ennuyeuses ne vous effrayeraient pas ? Vous auriez le courage de venir travailler avec moi trois ou quatre heures par jour dans mon cabinet ?

— J’aurai ce courage…

— Vous n’allez peut-être pas croire que votre proposition arrive singulièrement à propos ; et pourtant il est notoire que mon secrétaire intime vient d’être attaché à la légation de Florence… Je ne vous offre pas sa place, mais je vous offre la part qu’il prenait à mon travail.

— Et j’accepte de grand cœur et avec une profonde reconnaissance… Mais, lui dis-je touché de son obligeance et voulant effacer le dépit qu’il pouvait conserver de l’espèce d’avantage que j’avais eu sur lui dans cet entretien, mais voyez donc la bizarrerie de l’esprit humain, et comme on arrive au même but par des moyens contraires. Vous êtes venu chez moi avec deux idées très-nettement formulées : vous vouliez écarter un rival auquel vous faisiez l’honneur de le redouter, et attacher au service de votre pays un homme dont vous pressentiez, dites-vous, le mérite… J’ai positivement refusé vos offres ; et pourtant, non par le fait de votre volonté, mais par le fait de la mienne, vous arrivez absolument au même but ; car maintenant je ne puis plus être pour vous un objet de jalousie, et je vais partager vos travaux… Après cela osez dire encore que c’est moi qui vous ai joué ! m’écriai-je. Allons, allons, monsieur de Serigny, je suis obligé de reconnaître que vous êtes mille fois au-dessous de votre brillante réputation, et ce que j’appelais ma victoire n’est qu’une heureuse défaite…

Je pris rendez-vous pour le lendemain avec le ministre, et nous nous séparâmes.


CHAPITRE LV.

Diplomatie.


Lorsque M. de Serigny m’eut quitté, je retombai dans l’amertume des réflexions dont son entretien m’avait un moment distrait.

Malgré tous mes efforts pour chasser de ma pensée le souvenir de madame de Fersen, ce souvenir était toujours là.

Je souffrais beaucoup ; mais ce chagrin, quoique profond, n’était pas sans une sorte de douceur que je ne connaissais pas encore.

J’avais la conscience de m’être noblement conduit envers Catherine, de ne pas mériter les injustes rigueurs dont elle m’accablait, et je puisais dans cette conviction consolante une fière et courageuse résignation.

J’ai toujours hardiment envisagé les phases les plus cruelles de ma vie. Il ne me restait aucun espoir d’être jamais aimé de madame de Fersen. Je rassemblai donc religieusement dans mon cœur et dans ma mémoire les moindres traces de cet amour ineffable, comme on conserve les restes précieux et sacrés d’un être qui n’est plus, pour venir chaque jour les contempler avec une tristesse rêveuse, et leur demander le charme mélancolique des souvenirs.

Pourtant, ne voulant pas me laisser abattre, et espérant trouver quelque distraction dans le travail, j’allai assidûment chez M. de Serigny.

C’était véritablement un excellent homme.

Il se montra pour moi plein de bienveillance. Sans doute informé de ma réserve habituelle, il me donna bientôt une marque de flatteuse confiance en me chargeant de faire un résumé clair et succinct de sa correspondance diplomatique, résumé qui devait être mis chaque jour sous les yeux du roi.

Il est vrai de dire que ce travail semblait beaucoup plus important qu’il ne l’était réellement, puisqu’il n’y avait alors aucune grande question politique pendante en Europe. La presque totalité de ces dépêches généralement écrites en assez pauvre français ou de la manière la plus pâle, ne contenaient presque toujours que des renseignements vagues ou puérils sur les cours étrangères, renseignements que les journaux avaient même quelquefois publiés.

Je pus me convaincre de ce que j’avais toujours soupçonné : à savoir que dans les temps modernes et dans un gouvernement représentatif comme le nôtre, la diplomatie qu’on pourrait dire courante était à peu près nulle ; les intérêts vitaux des nations se débattant sur les champs de bataille, dans les chambres ou dans les congrès.

Ainsi, la plupart du temps (seulement, je le répète, sous un gouvernement représentatif) les emplois diplomatiques sont de véritables sinécures, dont les ministres se font des moyens d’action ou de corruption, en les répartissant selon la nécessité de leur politique.

Je devais être d’autant plus frappé de la nullité des correspondances que j’avais sous les yeux, qu’autrefois mon père m’avait presque fait faire un cours de droit politique, et que j’avais étudié avec lui les plus célèbres négociateurs de la dernière moitié du dix-septième siècle… Notre trisaïeul ayant rempli plusieurs missions conjointement avec MM. d’Avaux, de Lyonne et Courtin, nous possédions à Cerval un double de ses dépêches et des leurs ; aussi, je l’avoue, cette lecture et ces études m’avaient rendu fort difficile.

M. de Serigny lui-même était un homme de capacité médiocre ; mais il avait assez de finesse, assez de tact et assez de pénétration pour suffire aux modestes exigences de sa position. Lorsqu’à la chambre il combattait l’opposition, il avait l’art d’éteindre, de noyer la discussion la plus chaleureuse dans le vague limpide de sa parole abondante, froide et monotone comme une chute d’eau.

D’ailleurs, au point de vue constitutionnel, M. de Serigny eût été tout aussi bien ministre de la marine, de la justice ou des finances, que ministre des affaires étrangères ; car, au point de vue réel, spécial de ces ministères, il était incapable d’en remplir aucun.

Mais je gardais secrète ma manière de juger M. de Serigny. Il s’était montré très-bienveillant pour moi, et je n’étais pas un Pommerive. Au contraire, je défendais mon ministre de toutes mes forces.

Les fonctions que je remplissais m’amusaient donc assez, par cela même que leur nullité contrastait d’une manière flagrante avec leur importance présumée.

Mais au moins la connaissance de ces réalités éveilla en moi des sen-