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Cette note émanait du cabinet de M. de Serigny, qui croyait, pendant mon absence, m’être fort agréable en demandant sans doute au roi quelque faveur pour moi.

Assez indifférent, je l’avoue, à cette nouvelle, j’allai retrouver Catherine.

Je la rencontrai dans une allée du parc.

— Je sais tout, me dit-elle en me tendant la main…

Encore cela, encore cela, mon Dieu ! ajouta-t-elle en levant les yeux au ciel… Et moi, qu’ai-je donc fait pour lui !

Ces mots m’allèrent au cœur et me causèrent une émotion si douce, si profonde, que mes espérances se réveillèrent malgré moi. Mais bientôt, réprimant ces pensées, et voulant changer le sujet de la conversation, je lui dis :

— Vous ne me faites donc pas compliment de mes succès futurs ?

Elle me regarda d’un air étonné.

— Quels succès ?

— Vous n’avez donc pas lu le journal d’aujourd’hui ?

— Si… mais de quels succès parlez-vous ?

— On dit, dans ce journal, que je serai appelé très-prochainement à un emploi important dans les affaires étrangères.

Catherine reprit, sans paraître m’avoir entendu :

— Voulez-vous me faire une promesse ?

— Quelle est-elle ?

— Je vais vous envoyer Irène au chalet… mais je ne désire pas vous voir aujourd’hui… Vous ne m’en voudrez pas ? me dit-elle en me tendant tristement la main.

— Non sans doute, lui dis-je, très-étonné de cette résolution subite.


Au Bocage, 13 mai 18…

… Depuis combien de temps ce journal est-il interrompu, je ne sais, je ne m’en souviens plus.

Et d’ailleurs maintenant sais-je quelque chose ? ai-je des souvenirs ?

Tout ce qui m’arrive n’est-il pas un songe, un songe si éblouissant que je me demande où est la limite du réel ? où finit le rêve ? où commence le réveil ?

Songe, souvenir, réveil ! ce sont là des mots vains et décolorés que j’employais avant ce jour.

Je voudrais maintenant des mots nouveaux pour peindre ce que je n’avais pas encore ressenti.

Non-seulement me servir des termes d’autrefois pour dire mes émotions d’aujourd’hui me semble impossible, mais encore j’y vois un blasphème, une profanation…

Ne serais-je pas le jouet d’une illusion ?… Est-ce bien moi, moi, qui écris ceci au Bocage, dans le chalet ?…

Oui, oui, c’est moi, je regarde cette pendule, elle marque cinq heures, je vois l’étang réfléchir les rayons du soleil, j’entends les arbres frémir sous la brise, je sens le parfum des fleurs, et au loin j’aperçois sa demeure à elle.

Ce n’est donc pas un songe ?

Voyons, rassemblons mes souvenirs, remontons pas à pas jusqu’à la source de ce torrent de félicité qui m’enivre…

Quel jour sommes-nous aujourd’hui ? je ne sais plus. Ah ! c’est dimanche, elle est allée à la messe ce matin, et elle y a pleuré, beaucoup pleuré…

Bénies soient ces précieuses larmes !

Mais quand donc avons-nous reçu ces journaux ?… Les voici… c’était avant-hier…

Avant-hier !… chose étrange !… Des années se seraient passées depuis ce jour qu’il ne me paraîtrait pas plus lointain !…

Entre le passé d’hier, qui nous était presque indifférent, et le présent d’aujourd’hui qui est tout pour nous, il y aurait donc un siècle de distance !…

Oui, c’était avant-hier que Catherine m’a prié de la laisser seule.

Je lui ai obéi ; mais il me semble que cela m’a beaucoup attristé.

Irène est venue jouer sur les marches du chalet…

La cloche du dîner a sonné…

Au lieu de paraître à table comme à l’ordinaire, Catherine m’a fait prier de dîner seul, car elle était souffrante !…

Le soir, le temps était lourd. Catherine est descendue dans le salon… je l’ai trouvée très-pâle…

— J’étouffe chez moi, m’a-t-elle dit, je suis inquiète, agitée, nerveuse, ce temps est si orageux !

Puis elle m’a demandé mon bras pour se promener dans le parc… Contre son habitude, elle a dit à madame Paul, gouvernante d’Irène, de nous suivre avec sa fille.

Nous avons pris l’allée tournante du bois, et nous sommes arrivés près la petite tonnelle recouverte de glycinées, où elle m’avait attendu avec Irène le premier jour de mon arrivée au Bocage…

Je ne sais si ce fut l’émotion, ou la fatigue, ou la souffrance, mais Catherine se trouva fatiguée, et voulut s’asseoir sur un banc de gazon.

Le soleil était couché, le ciel couvert de nuages empourprés par les derniers rayons du soleil, et à chaque instant sillonnés par d’éblouissants éclairs de chaleur qu’Irène suivait d’un air curieux et rassuré.

Catherine ne disait rien et semblait profondément absorbée.

Le crépuscule commençait à obscurcir le bois, lorsque Irène, que sa gouvernante tenait sur ses genoux, s’endormit.

— Madame, mademoiselle Irène s’endort, dit madame Paul ; M. le docteur a bien recommandé de ne pas la laisser exposée à la fraîcheur du soir.

— Rentrons, me dit Catherine. Et elle se leva.

Elle était si faible qu’elle s’appuyait sur mon bras de tout son poids.

Nous marchâmes ainsi quelques pas, mais très-lentement ; madame Paul nous précédait avec Irène.

Tout à coup, je sentis Catherine presque défaillir ; elle me dit à voix basse : — Je ne puis faire un pas de plus… je suis brisée.

— Tâchez, lui dis-je, d’atteindre seulement le chalet, il est tout proche ; vous vous reposerez sur le banc qui est à la porte.

— Mais Irène ! s’écria-t-elle avec inquiétude.

Une sinuosité de la route nous cacha la gouvernante qui nous avait déjà de beaucoup devancés.

Je soutins Catherine, et quelques secondes après elle fut assise devant la porte du chalet.

Les nuages orageux s’étaient dissipés ; à nos pieds nous voyions l’étang dans lequel les étoiles commençaient à se réfléchir. Le parfum des fleurs, que les temps lourds et chauds rendent plus pénétrant, saturait l’air. Il n’y avait pas un souffle de brise, pas un bruit.

La nuit était si douce, si belle, si transparente, qu’à son indécise clarté je distinguai parfaitement les traits de Catherine. Toute ma vie semblait concentrée dans mon cœur, qui battait avec force.

Comme Catherine, je me sentais aussi accablé, énervé par l’atmosphère tiède et embaumée qui nous entourait.

Madame de Fersen était assise et accoudée sur des coussins ; son front se reposait dans une de ses mains.

Le calme était si profond, que j’entendais le bruit précipité de la respiration de Catherine. Je tombai dans une rêverie profonde, à la fois douce et triste.

Jamais peut-être je ne devais rencontrer une occasion plus favorable de dire à Catherine tout ce que je ressentais ; mais la délicatesse, mais la crainte de paraître parler au nom d’un service rendu me rendaient muet.

Tout à coup elle s’écria :

— Je vous en supplie, ne me laissez pas à mes pensées ; que j’entende votre voix… Dites-moi ce que vous voudrez, mais parlez-moi ; au nom du ciel ! parlez-moi.

— Que vous dirai-je ? repris-je avec résignation.

— Qu’importe ! s’écria-t-elle en joignant les mains d’un air suppliant ; qu’importe !… mais parlez-moi, mais arrachez-moi aux pensées qui m’obsèdent. Ayez pitié, ou plutôt soyez sans pitié… Accusez-moi, accablez-moi, dites-moi que je suis une femme assez ingrate, assez égoïste, assez lâche pour n’avoir pas le courage de la reconnaissance, s’écria-t-elle en s’animant malgré elle, et comme si elle eût laissé échapper un secret trop longtemps contenu. Ne ménagez pas vos reproches, car vous ne savez pas combien votre résignation me fait mal ; vous ne savez pas combien je désirerais vous trouver moins généreux. Car enfin… que dire d’une femme qui, rencontrant un ami sûr, discret, se laisse pendant six mois entourer par lui des soins les plus délicats, les plus assidus et les plus respectueux, qui le voit se dévouer aux moindres caprices d’un pauvre enfant souffrant, et puis qui, un jour, pour toute reconnaissance, et par le plus vain, le plus honteux des motifs, congédie brutalement cet ami… Et ce n’est pas tout, cette femme, dans une circonstance épouvantable, a de nouveau besoin de lui… lui seul peut sauver la vie de sa fille… elle l’appelle aussitôt, car elle sait qu’elle peut tout attendre de l’abnégation de ce cœur héroïque ; lui, sacrifiant tout, accourt à l’instant pour arracher l’enfant à la mort…

— Je vous en prie, ne parlons pas de ces tristes souvenirs, ne songeons qu’au bonheur présent, lui dis-je.

Mais Catherine ne parut pas m’avoir entendu, et continua avec un degré croissant d’exaltation qui m’effraya :

— Et cela sans que cet ami si bon, si noble, ait jamais osé dire un mot qui pût faire la moindre allusion à son admirable conduite ! Génie tutélaire de cette femme et de son enfant, quand tous deux souffrent, il se contente d’être là, toujours là, doux, triste, résigné… et puis, quand il a fini de les sauver ; car sauver l’enfant c’est sauver la mère, il s’en va, fier, silencieux et réservé, heureux sans doute du bien qu’il a fait, mais semblant craindre l’ingratitude ou dédaigner la reconnaissance qu’il inspire.

La voix de Catherine devenait de plus en plus brève et plus saccadée ; j’étais enivré de ses paroles, mais elles me paraissaient presque arrachées à Catherine par une excitation fiévreuse ; elles contrastaient tant avec sa réserve habituelle, que je craignais que cette raison, jusqu’alors si ferme et si sereine, ne subît enfin la réaction tardive des effroyables secousses qui, depuis six semaines, l’avaient ébranlée.

— Catherine, Catherine ! m’écriai-je, vous aimez trop votre enfant pour que j’aie jamais pu douter de votre gratitude ! ma plus chère, ma plus précieuse récompense.