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mer ou pour pénétrer le sujet d’un ressentiment qu’elle supposait être profond, furent ainsi cruellement repoussées.

Elle connaissait trop bien toutes les nuances de ma physionomie, son cœur avait trop l’instinct du mien, elle était d’une nature trop sensitive pour ne pas deviner qu’il s’agissait cette fois non plus d’une bouderie d’amants, mais de quelque grand danger qui menaçait son amour.

Elle pressentait ce danger, elle en cherchait la cause avec désespoir, et elle était obligée de sourire et de suivre une conversation indifférente.

Cette torture dura une heure.


Le chalet.

Pourtant sa force et son empire sur elle-même l’abandonnèrent peu à peu ; deux ou trois fois ses distractions étranges avaient été remarquées ; enfin ses traits s’altérèrent si visiblement, que M. de *** lui demanda si elle était souffrante.

À cette question elle se troubla, elle répondit qu’elle se trouvait bien, et sonna pour demander le thé.

Il était alors onze heures.

Elle saisit le prétexte du dérangement momentané que cause ce service pour s’approcher de moi et pour me dire :

— Voulez-vous voir un tableau qu’on me propose d’acheter ? il est là dans le petit salon.

— Quelque pauvre connaisseur que je sois, lui dis-je, je vous offre, madame, sinon des conseils, du moins mon impression sincère.

Je la suivis dans cette pièce.

Au risque d’être vue, elle me prit la main et me dit d’une voix presque éteinte : — Arthur, ayez pitié de moi ! ce que je souffre est au-dessus de mes forces et de mon courage !

À ce moment, M. de *** entra aussi pour voir le tableau.

Madame de Fersen avait si complètement perdu la tête, qu’il fallut que je retirasse brusquement ma main d’entre les siennes.

Je crois que M. de *** s’aperçut de ce mouvement, car il parut interdit.

— Ce tableau est fort bien, dis-je à Catherine ; l’expression est ravissante. Jamais l’art ne s’est plus rapproché de la nature

Madame de Fersen était si faible qu’elle s’appuyait sur un fauteuil.

M. de *** admirait complaisamment le tableau. On vint prévenir la princesse que le thé était servi.

Nous rentrâmes dans le salon : elle se soutenait à peine.

Selon son usage, elle s’occupait à faire le thé, debout, près de la table ; elle m’en offrait une tasse, en me regardant d’un air presque égaré, lorsque des claquements de fouet et des grelots se firent entendre dans la cour.

Frappée d’un affreux pressentiment, Catherine laissa échapper la tasse de sa main, au moment où j’allais la prendre, en s’écriant d’une voix altérée : — Qu’est-ce que cela ?

— Mille pardons de ma maladresse, madame, et du bruit de ces misérables. Comme je pars ce soir, je m’étais permis de demander ici ma voiture de voyage, ne voulant pas perdre une minute du temps précieux qu’on peut passer auprès de vous.

Catherine ne put résister à cette dernière secousse ; elle s’oublia complétement, et s’écria d’une voix étouffée, et appuyant ses mains tremblantes sur mon bras : — Cela est impossible… vous ne partez pas… vous ne partirez pas !… je ne veux pas que vous partiez !

Au mouvement de stupéfaction générale, et à l’expression confuse, embarrassée des spectateurs de cette scène, je vis que la réputation de madame de Fersen, jusque-là si respectée, était à jamais perdue.

Je fus inflexible.


La dernière soirée.

Dégageant doucement mon bras de ses mains, je lui dis :

— Je suis si heureux et si fier, madame, du regret que semble vous causer mon départ, que déjà je songerais à mon retour s’il ne m’était pas malheureusement impossible de le prévoir… Puis j’ajoutai en la saluant : Voici, madame, les renseignements que vous m’avez demandés…

C’était un double de l’odieux commentaire que j’avais écrit sur son amour.

Catherine ne m’entendait plus, elle retomba anéantie dans son fauteuil, tenant machinalement la lettre en ses mains.

Je sortis.

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