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— Et pourquoi cela ? il vit donc bien solitaire ?

— Hum, hum ! fit la fermière en secouant la tête, j’arrive dans le pays, et je ne puis pas savoir si les vilaines histoires qu’on débite sur lui sont vraies ; et puis d’ailleurs, monsieur, le comte est notre maître, et un bon maître, dit-on ; aussi je ne dois pas parler de ce qui ne me regarde pas. Mais, Marie, tu me mêles encore tout mon lin, s’écria-t-elle en s’adressant à la jeune femme. Tu ne sauras jamais te servir d’un rouet : donne-moi ma quenouille.

— Et vous, madame, demandai-je à Marie, avez-vous des renseignements plus certains que ceux de madame votre tante sur ce redoutable habitant de Cerval ?

— Non, monsieur ; j’ai seulement entendu dire que M. le comte vivait très-retiré ; et, comme j’aime aussi beaucoup la solitude, je comprends parfaitement ce goût-là chez les autres.

— Vous avez tant de moyens de charmer votre retraite, madame, que je conçois sans peine qu’elle vous paraisse agréable : d’abord vous êtes excellente musicienne, je puis le dire, car j’ai été assez heureux pour vous entendre.

— Et elle dessine, et elle peint aussi, ajouta madame Kerouët avec fierté.

— Alors, madame, dis-je à Marie, j’ose vous prier, au nom d’une occupation qui nous est chère et commune, de m’appuyer auprès de madame votre tante pour qu’elle m’accorde la permission de prendre quelques vues de cette ferme dont je trouve la position charmante.

— Vous n’avez pas besoin de la protection de Marie pour cela, dit madame Kerouët ; vous pouvez faire tous les dessins que vous voudrez, ça ne peut nuire à personne.

Je remerciai la fermière ; et, ne voulant pas trop prolonger cette première visite, je remontai à cheval et je partis.

Par bizarrerie je voulus conserver l’incognito, d’ailleurs très-facile à garder pendant quelque temps ; car la ferme des Prés était fort éloignée de Cerval, et les habitants ou les laboureurs de cette métairie n’y venaient que fort rarement.

Le lendemain de ma première entrevue avec Marie, je me munis d’un complet attirail de peinture, car depuis mon retour à Cerval j’avais aussi cherché quelques distractions dans les arts, et, monté sur le bon vieux Blak, je me rendis à la ferme des Prés.

Grâces à mes fréquentes visites, la confiance s’établit peu à peu entre Marie, sa tante et moi.

Comme je ne voyais jamais M. Belmont, que je supposais en voyage, je m’abstins de toute question à son sujet. Je dessinai la ferme sous tous ses aspects, et j’en offris deux ou trois vues à madame Kerouët qui en fut enchantée. Souvent Marie peignait avec moi : son talent était fort remarquable.

Contre l’habitude des jeunes filles, Marie avait pris très au sérieux l’excellente éducation qu’on donne ordinairement dans les établissements tels que celui de Saint-Denis. Avide de savoir, elle n’avait négligé aucun des enseignements, aucun des arts utiles ou agréables qu’on professait dans cette institution : aussi, cette heureuse nature ainsi cultivée s’était-elle admirablement développée.

À une instruction solide, étendue, variée, elle joignait une vocation très-heureuse pour les arts. Mais Marie semblait ignorer ce qu’il y avait de charmant dans le rare assemblage de ces dons si divers ; elle n’en ressentait pas d’orgueil, mais une naïve satisfaction de pensionnaire, et me parlait quelquefois de ses succès passés en histoire, en peinture ou en musique, comme d’autres femmes de leurs triomphes de coquetterie.

Marie avait dix-huit ans, et l’heureuse et mobile imagination d’un enfant. Quand elle fut en confiance avec moi, je la trouvai simple, bonne et gaie, de cette gaieté naïve et douce qui naît de la sérénité de l’âme et des habitudes d’une vie calme, intelligente et noblement occupée. Plus j’étudiais ce caractère ingénu, plus je m’y attachais. Je n’éprouvais pas pour Marie un amour violent et agité ; mais lorsque j’étais près d’elle, je ressentais un bien-être si profond, si suave, que je regrettais peu les émotions tumultueuses de la passion.

Chose étrange, quoique Marie fût de la plus angélique beauté, quoique sa taille fût charmante, j’étais beaucoup plus occupé de son esprit, de sa candeur, des mille aspirations de sa jeune âme, que de la perfection de ses traits. Jamais je ne lui avais fait le moindre compliment sur sa figure, tandis que je ne lui cachais pas l’intérêt infini que m’inspiraient ses talents et son naturel exquis.

Quoiqu’elle fût mariée, il régnait en elle un charme mystérieux et virginal qui m’imposait tellement, que j’étais auprès d’elle d’une timidité singulière.

Madame Kerouët, tante de Marie, était une femme d’un rare bon sens, d’un esprit droit et d’un cœur parfait. Sa piété à la fois douce et fervente lui inspirait les œuvres les plus charitables ; jamais un pauvre ne sortait de la ferme sans un léger secours et sans quelques paroles encourageantes, plus précieuses encore peut-être que l’aumône. Peu à peu je découvrais dans cette femme excellente des trésors de sensibilité et de vertu pratique. Sa conversation m’intéressait toujours, parce qu’elle m’instruisait de mille faits curieux relatifs à l’agriculture. Quelquefois son esprit juste s’élevait très-haut par le seul ascendant d’une foi profonde ; et, je l’avoue, je me demandais en vain le secret d’une religion qui jetait parfois de si vives clartés sur une intelligence naïve et simple.

Je venais assidûment à la ferme depuis deux mois lorsqu’un jour madame Kerouët me dit : « Vous devez vous étonner, n’est-ce pas, de voir Marie presque veuve ? Comme vous êtes notre ami, je vais vous raconter cette triste histoire. Figurez-vous, monsieur, que mon mari et moi nous tenions à bail une ferme à Thouars, près de Nantes. Cette ferme appartenait à M. Duvallon, très-riche armateur de la ville, qui avait commencé sa fortune en faisant la course comme corsaire pendant la guerre avec les Anglais. Quoiqu’il fût bourru, M. Duvallon était bon ; il aimait beaucoup mon mari. Un jour, Kerouët lui parla de notre nièce qui allait bientôt sortir de Saint-Denis. Avec sa belle éducation, cette chère enfant ne pouvait épouser un paysan, et nous n’étions pas assez riches pour la mûrier à un monsieur. Voyant notre embarras, M. Duvallon dit à Kérouët : — Si votre nièce est raisonnable, moi je me charge de l’établir. — Avec qui ? demanda mon mari. — Avec un vieux camarade à moi, un capitaine au long cours, qui veut se retirer du commerce et vivre désormais en bourgeois. Il vient d’arriver ici. Il est riche. Ce n’est pas un muscadin, mais il est pur comme l’or, franc comme l’osier, et il fera, j’en suis sûr, le bonheur de votre nièce. Kerouët revint me dire cela, c’était un vrai bonheur pour nous, et surtout pour Marie, la pauvre orpheline. C’était au mois d’octobre de l’année passée. Marie, ayant dix-huit ans, ne pouvait plus rester à Saint-Denis. Nous la faisons donc venir à la ferme, et nous convenons d’un jour pour que M. Duvallon nous amenât M. Belmont, son ami, qui voulait voir notre nièce avant de rien conclure, bien entendu. Ce jour-là, c’était un dimanche. Notre ferme était bien proprette, Kerouët, Marie et moi bien attifés, lorsque M. Duvallon arrive en cabriolet avec son ami. — Que voulez-vous, monsieur ? Sans doute, son ami n’était pas, comme on dit, un joli garçon, mais il avait la croix d’honneur, la figure d’un brave homme, et il semblait encore très-vert pour son âge, qui pouvait être de quarante-cinq à cinquante ans. Ce monsieur fut très-aimable pour nous. De temps à autre je regardais Marie ; elle n’avait pas l’air de s’affoler beaucoup de M. Belmont, mais je savais qu’elle était raisonnable ; et puis, monsieur, avec son éducation, je pensais qu’il lui fallait, avant tout, une certaine aisance, et que nous devions sacrifier bien des choses à cela. C’était un malheur, sans doute, mais il n’y avait pas à balancer. Ces messieurs partis, nous disons franchement à Marie tout ce qui en est. Dame ! monsieur, il y a bien eu des larmes de versées, et par elle et par moi, et par mon pauvre Kerouët ; car notre chère enfant était bien jeune, et M. Belmont bien vieux pour elle… mais au moins le sort de Marie était assuré, et nous pouvions mourir tranquilles. Elle comprit cela, se résigna, et le lendemain, quand M. Duvallon revint, notre parole fut donnée. Pendant une quinzaine, M. Belmont vint nous voir tous les jours. Quoiqu’on dise les marins rudes et bourrus, lui était très-doux, très-bon, très-complaisant, et Marie finit par le voir sans répugnance et par être touchée des preuves de tendresse qu’il lui donnait. Et puis nous ne devions pas nous quitter, il devait acheter un petit bien de campagne près Thouars, et ainsi nous verrions tous les jours Marie. Enfin, elle s’habitua si bien à M. Belmont, qu’elle consentit à faire son portrait. Elle l’a en haut, dans son cabinet de la tourelle, où elle ne veut permettre à personne d’entrer. Il est d’une ressemblance extraordinaire. À la fin de décembre, M. Belmont nous dit qu’il allait aller à Paris pour acheter la corbeille, le mariage devant avoir lieu à Nantes dans le courant de janvier. Après une quinzaine de jours, M. Belmont revint de Paris avec des choses superbes pour Marie.

« Depuis le triste événement qui nous a séparés, je me suis rappelé qu’à son retour de Paris M. Belmont me parut souvent soucieux ; mais il se montra toujours bon et aimable pour nous ; seulement, au lieu d’attendre le commencement de février, époque fixée d’abord pour le mariage, il insista pour que son mariage avec Marie fût avancé. Nous consentîmes à ce qu’il demandait, et le mariage eut lieu le 17 janvier… un vendredi. On signa le contrat le matin. M. Belmont reconnaissait six mille livres de rente à ma nièce. Pour des gens comme nous, c’était bien beau, n’est-ce pas, monsieur ? Après le contrat, nous allons à la mairie, puis à l’église, et nous revenons dîner à la maison de campagne de M. Duvallon, témoin de M. Belmont. Nous nous mettons à table ; au moment du dessert, voilà M. Belmont qui commence à chanter des couplets qu’il avait justement composés sur son mariage, le pauvre cher homme, lorsque tout à coup arrive de Nantes un domestique de M. Duvallon. Il remet une lettre à son maître. M. Duvallon pâlit, se lève de table, et s’écrie : — Belmont, écoute !… Je me rappelle que ce cher M. Belmont chantait à ce moment-là un couplet qui commençait par : L’hyménée secoue son flambeau. M. Belmont se lève, mais à peine a-t-il lu la lettre que lui montre M. Duvallon, qu’il fait une figure… ah ! monsieur, une figure si terrible… que je suis encore à comprendre comment un homme qui avait l’air si bon ordinairement, pouvait avoir parfois une physionomie si farouche. Puis se remettant, il s’approche de Marie, l’embrasse, et lui dit : — Ne t’inquiète pas de moi, ma petite femme, tu auras bientôt de mes nouvelles ; puis il disparaît avec M. Duvallon, qui nous dit en s’en allant : — Belmont est compromis dans une affaire politique comme… carbonaro… oui, c’est bien cela, carbonaro, ajouta madame Kerouët en rappelant ses souvenirs. Il faut qu’il s’échappe, sa vie en dépend. Si on vient pour l’arrêter, tâchez de retenir le commissaire le plus longtemps possible.

« Il y avait à peine un quart d’heure qu’ils étaient partis tous deux, qu’un officier de gendarmerie arrive ici en voiture avec un commissaire de police, comme l’avait prévu M. Duvallon. On demande où est M. Bel-