Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/259

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

à Lefort de monter tout de suite à cheval avec son fils, et d’aller m’attendre à la ferme des Prés.

Le domestique sortit.

— Maintenant, monsieur, dis-je à Duvallon, réfléchissez bien à ce que vous allez faire. Si vous ne quittez à l’instant le pays, j’apprends tout à madame Belmont et à sa tante, et, par mon avis, elles se mettent sous la protection de la justice. De ce pas je vais à la ferme des Prés ; je vous y attendrai, monsieur, et je verrai si vous avez l’audace d’y venir. Puis, sonnant de nouveau, je dis à un domestique : Reconduisez monsieur.

Sans attendre la réponse de Duvallon, je sortis, et je montai aussitôt à cheval pour me rendre à la ferme.

Lefort et son fils m’y avaient déjà précédé.


Cerval, 31 décembre 18…

Hier Duvallon n’a pas osé venir à la ferme.

En lui apprenant qu’il repartait pour Nantes, il a écrit à Marie une lettre remplie des injures les plus grossières ; il la menaçait du retour de Belmont.

Marie est plongée dans un morne désespoir. Aujourd’hui je n’ai pu la voir.

Il ne me reste plus qu’un parti à prendre ; il faut décider Marie à me suivre.

Quelle sera désormais sa vie ?

Si Belmont revient, lors même que je ne dénoncerais pas son retour, il sera tôt ou tard arrêté.

S’il parvient à se disculper, il est le maître de Marie ; elle est sa femme ; elle est obligée de le suivre.

S’il est reconnu coupable, s’il est condamné, quel horrible sort que celui de Marie ! et puis moi, je risque toujours de la perdre ! Sa vie est à moi, comme ma vie est à elle.

Si elle ne me suit pas… que faire ?

Les crimes passés de cet homme ne peuvent entraîner la rupture de son mariage… ou s’ils l’entraînent, que de temps, que de tristes débats, que de dégoûts !

Il le faut, il le faut, Marie me suivra.

Qui pourra-t-elle regretter, la pauvre orpheline ?

Sa tante… pauvre et excellente femme !

Mais elle nous suivra peut-être. Non, non… Si elle soupçonnait jamais la vérité !  ! si elle savait qu’un autre lien que celui de l’amitié m’unit pour toujours à Marie ! si elle savait…

Non, non, il n’y faut pas songer. Mais Marie consentira-t-elle à l’abandonner ?

Pourtant il le faut.

Si Marie me suivait, quel avenir ! Retiré dans quelque solitude, je passerais ma vie près d’elle.

Quoique jeune, j’ai déjà tant vécu ! j’ai déjà tant souffert ! j’ai déjà tant éprouvé les hommes et les choses, que ce serait avec délices que je me reposerais pour toujours dans un amour solitaire et tranquille.

Et puis en elle il y a tant de ressources pour vivre dans l’isolement de tout et de tous !!! cœur, âme, esprit, talents, caractère angélique, candeur adorable, imagination de jeune fille qu’un rien distrait, occupe ou amuse…

Il faut qu’elle me suive… elle me suivra.


CHAPITRE LXIV.

Le départ.


Cerval, 10 mars 18…

Je rouvre ce journal interrompu depuis près de trois mois.

Je veux écrire une date, une dernière page ici, à Cerval, dans ce pauvre vieux château paternel que je quitte peut-être pour jamais.

Rapprochement bizarre ! ici mon amour pour Hélène a commencé ma vie mondaine.

Ici ma vie mondaine se terminera par mon amour pour Marie.

Désormais elle et moi nous devons vivre dans la plus entière solitude. Oh ! sans doute, s’il se réalise, cet avenir sera bien enchanteur !

Mais par combien de chagrins cruels il aura été acheté !

Depuis trois mois, que de larmes Marie a versées en secret ; mais peu à peu mon influence a vaincu sa résistance.

Elle consent enfin à me suivre…

Et puis elle n’ose, elle ne peut rester ici… elle est mère.

Et puis mon fidèle Georges, que j’avais envoyé secrètement à Nantes épier Duvallon, m’écrit ce matin qu’un homme que je ne puis méconnaître, que Belmont est arrivé à la nuit chez l’ancien corsaire.

Je n’ai pas caché son retour à Marie… elle est décidée.

Comment oserait-elle paraître aux yeux de son époux ? Comment, plus tard, supporterait-elle les regards de sa tante ?

Demain dans la nuit nous parlons en secret.

Pour ne rien oublier, mettons en note les principales dispositions.

Envoyer des relais de chevaux à moi pour aller jusqu’à *** par la traverse, afin de ne pas laisser prendre nos traces : c’est vingt-cinq lieues de gagnées.

Prendre la poste *** ; en trente heures nous sommes sur la frontière.

Une fois là, le premier bruit de cet enlèvement apaisé… nous attendrons les événements. Peut-être reviendrons-nous en France… peut-être Belmont sera-t-il arrêté.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Doux-Repos, septembre 18..[1]

« Vous m’avez demandé, Marie, de vous raconter ma vie tout entière.

« Pour toujours nous avons rompu avec le monde. Retirés ici, dans ce paisible et charmant séjour, avec notre enfant, depuis deux ans nous y vivons au sein d’un bonheur ineffable.

« Vous êtes mon ange, mon sauveur, mon Dieu… mon amour… mon seul bien, parce que vous renfermez en vous tous les trésors de l’âme, du cœur et de l’esprit.

« Au sein de notre profonde solitude, chaque jour amène une joie nouvelle qui vous rend plus chère à mon cœur.

« Ainsi les perles des mers doivent, dit-on, leur éclat impérissable et de plus en plus splendide aux précieuses nuances que chaque vague leur apporte.

« Vous me dites souvent, Marie, que mon caractère est noble, généreux, mais surtout bon à l’excès.

« Quand vous saurez ma vie, Marie, ma belle et douce Marie, vous verrez qu’hélas ! j’ai été souvent… dur et méchant.

« Cette bonté dont vous me louez, c’est donc à vous que je la dois !

« Sous votre sainte influence, mon bel ange gardien, tous mes mauvais instincts ont disparu, tous mes sentiments élevés se sont exaltés… en un mot, je vous ai aimée, je vous aime comme vous méritez d’être aimée.

« Vous aimer ainsi, et être aimé de vous ainsi que vous m’aimez, Marie… c’est se sentir le premier d’entre les hommes… c’est avoir le droit de dédaigner toutes les gloires, toutes les ambitions, toutes les fortunes.

« C’est avoir dépassé la limite du bonheur possible.

« Ce bonheur surhumain m’effrayerait, si nous ne l’avions pas acheté par vos terreurs, par vos remords, pauvre femme !

« Ces remords ont été, sont encore parfois votre seul chagrin ; l’heure est venue de vous en délivrer.

« Vous saurez quel est celui que vous avez épousé, et que, depuis deux ans, vous croyez condamné à une prison perpétuelle pour crime politique.

« Plus tard, vous saurez aussi pourquoi jusqu’ici je vous ai caché ce secret.

« Ces lignes, que j’écris sur ce journal qui retrace presque tous les événements de ma vie, jusqu’au moment où nous avons quitté Cerval, seront les dernières que j’y tracerai.

« À quoi bon désormais ces froides confidences !

« C’est dans votre cœur angélique, Marie, que j’épancherai désormais toutes mes impressions… ou plutôt l’unique et adorable impression de bonheur enivrant que je vous dois.

« Vous lirez donc ce journal, Marie ; vous verrez que si j’ai été bien coupable, j’ai bien souffert.

« Vous verrez racontées les premières émotions de notre amour.

« Depuis notre départ de Cerval, j’ai interrompu ce journal. Qu’aurais-je pu écrire ? Ce que je vous ai dit pour l’avenir, Marie, doit aussi s’appliquer aux années passées près de vous.

« Vous n’y trouverez ni la date de la naissance de notre Arthur… de notre enfant… la plus grande félicité que j’ai encore ressentie… ni la date de ce jour affreux où je faillis vous perdre… ici… la plus terrible douleur qui m’ait encore torturé.

« Tant que dura l’exaltation, le paroxysme de cette joie inconnue, de ce chagrin inconnu, je ne pensai pas, je ne réfléchis pas, je n’agis pas, je n’existai pas.

  1. On voit par cette date que le journal est interrompu depuis trois ans, et que ces dernières lignes ne sont qu’une note écrite par le comte en confiant son manuscrit à Marie, habitant alors avec lui le Cottage situé dans le Midi.