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d’un autre ordre, on dirait que René fut heureux ce soir-là ;… car, après avoir longuement songé à son idéal, le cœur de Thérèse se serra, comme si elle avait commis une faute. La jeune fille avait le front appuyé sur le canapé, ses joues brûlantes étaient baignées de larmes, lorsqu’elle entendit frapper à sa porte. Elle avait oublié l’heure ; il était près de minuit. Clémentine et miss Hubert revenaient du spectacle. En entendant ce bruit, qui l’arrachait en sursaut à sa rêverie, l’émotion, nous dirions presque l’effroi de Thérèse, fut aussi grand que si René eût été caché dans sa chambre ; elle tressaillit, elle pâlit, et resta un moment interdite, sans oser faire un mouvement.

— Ma sœur Thérèse ! ma sœur Thérèse ! cria Clémentine à travers la porte, ouvre donc ; nous arrivons du spectacle. — Pourquoi vous enfermez-vous, mademoiselle ? dit miss Hubert d’une voix aigre. — Thérèse revint à elle, sourit de sa peur, cacha soigneusement son cher René, et alla ouvrir la porte. — Tiens, tu mets donc ton verrou, maintenant ? dit Clémentine. — Oui, petite sœur. — Et pour quelle raison, mademoiselle ? demanda miss Hubert. — Parce que j’ai peur dans cet appartement où je suis seule, répondit sèchement Thérèse. — Vous n’êtes pas pourtant peureuse habituellement, reprit miss Hubert, mais faites comme vous voudrez. J’ai rempli mon devoir en vous faisant cette observation.

Telle était la formule invariable dont la gouvernante accompagnait ses remontrances. Peu lui importait que ses élèves en profitassent ou non.

— Veux-tu que je te raconte le spectacle, ma sœur ? dit Clémentine. Nous avons été au Palais-Royal ; c’était joliment amusant. Déjazet était bien drôle, va ! Elle était habillée en marquise ; il y avait un gros joufflu qui l’embrassait pendant que son mari était enfermé, et elle disait que ça lui faisait bien plus de plaisir que d’être embrassée par son mari, parce que son mari était vieux. N’est-ce pas, miss Hubert ? — Oui, c’est en effet un spectacle parfaitement choisi pour des enfants, répondit l’Anglaise ; mais vos parents trouvent cela convenable, vous devez respecter leur goût, et profiter des enseignements que ces belles choses vous donnent, dit la gouvernante en se chauffant les pieds à la cheminée.

L’enfant continua, ravie de montrer sa bonne mémoire.

— Et puis il y avait encore une petite paysanne que le mari de la marquise voulait aussi embrasser ; mais, comme il était vieux, lui, la petite paysanne aimait bien mieux se laisser embrasser par le gros joufflu qui embrassait la marquise. Il embrassait toujours, ce gros-là. Est-ce qu’il y a des hommes qui embrassent toujours comme ça, miss Hubert ? — Taisez-vous, mademoiselle ; il est inconvenant de dire ces choses-là devant moi. Devant vos parents, à la bonne heure, ça les divertit. — Mon enfant, dit Thérèse, il y a des choses qu’il ne faut dire devant personne. — Qu’est-ce que tu veux que je te raconte, alors ? — Y avait-il beaucoup de monde ? les toilettes étaient-elles belles ? dit Thérèse d’un air distrait. — Oh ! oui, ma sœur, il y avait beaucoup de monde. Et puis tu sais bien ce jeune homme dont papa a parlé tantôt avant dîner ? — Quel jeune homme ? — Mais tu sais bien, celui que papa a dit qu’il était l’amoureux de cette actrice des Français, ce monsieur qui doit dîner ici demain ? — Ah ! M. de Montal ? — Oui, un comte, un noble. — Eh bien ? — Il était dans une loge avec des dames, des duchesses, à ce qu’a dit papa. — Il n’y avait qu’une duchesse, mademoiselle, c’était madame la duchesse de Miremont, dit miss Hubert d’un ton dogmatique, et sans doute pour donner une idée des hautes relations de ses anciens maîtres ; je l’ai vue il y a deux ans en Angleterre, où elle est venue passer un mois au château de milady. — Comme elle était jolie, cette duchesse-là ! n’est-ce pas, miss Hubert ? — Charmante. Il n’y a que l’aristocratie pour avoir une pareille distinction et de si parfaites manières. — À moins que de pauvres roturières comme nous n’aient le bonheur d’être élevées par vous, miss Hubert, dit Thérèse avec un demi-sourire ironique.

La gouvernante ne répondit rien ; Clémentine continua :

— Oh ! oui, elle était bien gentille, avec sa petite capote de dentelle, cette duchesse, et même que papa a dit à maman : « Vois-tu, vois-tu ce monstre de Montal, comme il chauffe la petite duchesse ! » Qu’est-ce que ça veut donc dire, ça, miss Hubert, il chauffe la petite duchesse ? Je me suis rappelé ce mot pour vous le demander. — Vous faites là un bel emploi de votre mémoire ! Quant à vous traduire les grossièretés de monsieur votre père, cela n’est pas de mon emploi, et je ne connais pas assez le français ; demandez à madame votre mère, elle doit savoir ça. — Tiens, ça n’est pas des grossièretés, puisque papa le dit à maman. — Jolie garantie ! dit la gouvernante. — Miss Hubert, dit Thérèse avec fermeté, vous avez tort de parler ainsi devant ma sœur et devant moi. — Mon Dieu ! mademoiselle, rapportez cela à vos parents, vous le pouvez ; je n’y tiens déjà pas tant à cette place. — Soit ; mais tant que vous la conserverez, vous m’obligerez de parler plus respectueusement de mon père et de ma mère. — C’est bien, mademoiselle, dit sèchement la gouvernante.

Puis elle ajouta :

— Allons, venez vous coucher ; il est minuit passé, Clémentine. — Oh ! miss Hubert, laissez-moi finir de raconter le spectacle à ma sœur. — Eh bien ! voyons, dépêche-toi, mon enfant ; qu’as-tu à me dire encore ? — Tu vas voir, tu vas voir. Pendant un entracte, M. de Montal est sorti de la loge de cette duchesse ; papa, voyant ça, a sauté dehors de notre loge en disant à maman : « Je vais tâcher de happer le comte au passage et de te l’amener. » Alors maman a tiré de toutes ses forces ses manchettes et la pointe de son corsage, et puis elle a dit à miss Hubert : « Ma féronnière est-elle bien au milieu de mon front, miss Hubert ? » — Cela est vrai, puisque madame votre mère avait trouvé joli et coquet de joindre à un chapeau à plumes une féronnière de diamants, dit la gouvernante avec un sérieux ironique. — À ce moment, continua Clémentine, papa a ouvert la porte, il amenait le monsieur ; alors maman s’est levée tout debout dans la loge. — C’est encore exactement vrai, dit miss Hubert ; madame votre mère s’est levée, ce qui prouve sa grande considération pour M. le comte de Montal, car une femme ne se lève jamais pour recevoir un homme, surtout lorsque la femme a l’âge de madame votre mère, et l’homme l’âge de M. de Montal.

Après cette nouvelle méchanceté, qui excita un mouvement d’impatience mal contenu chez Thérèse, Clémentine continua son récit :

— Alors, M. de Montal est entré dans notre loge ; il a salué maman en la priant de se rasseoir. — Ce que madame votre mère s’est bien gardée de faire, toujours par suite de sa vénération pour M. de Montal, qui pourrait être son fils, dit la gouvernante. — Oui, ma sœur, c’est comme te le dit miss Hubert, maman est restée debout tout le temps de la visite de M. de Montal, et j’entendais qu’on riait beaucoup à côté de notre loge en nous regardant. Moi, je ne riais pas, je regardais ce monsieur qui doit dîner demain ; comme il est gentil, mon Dieu ! et puis si bien mis ! Moi, j’aimerais bien qu’il m’embrasse comme le gros joufflu de paysan embrassait la marquise dans la pièce du Palais-Royal. N’est-ce pas, miss Hubert ? — Certainement, c’est la moralité de la comédie ; c’est à quoi vos parents avaient sans doute songé en vous menant à un pareil theâtre ; vous répondez parfaitement à leur attente, dit miss Hubert. — Allons, allons, va te coucher, petite babillarde, dit Thérèse à sa sœur.

Clémentine et miss Hubert se retirèrent. Thérèse resta seule et s’endormit en pensant à René.


CHAPITRE X.

M. le marquis de Beauregard.


Avant de continuer ce récit, nous devons présenter au lecteur un nouveau personnage, M. le marquis de Beauregard. Nous nous étendrons d’autant plus sur son caractère, que ce gentilhomme était une sorte de protestation vivante contre ce qu’il appelait la piteuse mesquinerie, la parcimonie sordide des désordres contemporains. Selon le marquis, il fallait être impérialement prodigue ou vivre comme un bourgeois du Marais ; en fait de folie, il n’admettait pas de moyen terme. Dès qu’un homme était résolu de se ruiner, il se devait à lui-même de s’exécuter d’une façon galante, cavalière et magnifique. « Il y a des poltrons de toutes sortes, disait-il, et je ne sais rien de plus lâchement niais que ces trembleurs qui regardent derrière eux après avoir engagé ce grand duel avec la destinée. » Il fallait être fort riche (toujours selon le marquis) pour se ruiner avec quelque bon sens ; ainsi la splendeur du renom que donnait un faste éblouissant compensait la perte de la fortune que l’on avait dissipée. On gagnait en éclat ce qu’on perdait en durée. Le prix d’un splendide feu d’artifice, dont il ne reste que fumée au bout d’un quart d’heure, défrayerait votre chauffage pendant un an ; mais qu’est-ce que la modeste lueur du foyer auprès de ces trombes de flammes qui, montant jusqu’aux nues, les font étinceler de pourpre et d’or ; auprès de ces torrents de lumière qui éclairent la terre et le ciel ; auprès de ces immenses gerbes de saphirs, de rubis et d’émeraudes, qui font pâlir les étoiles !

— Pour être logique et morale, ajoutait le marquis, c’est-à-dire belle et complète, la prodigalité devait ainsi charmer, éblouir la foule, et lui faire battre les mains sans nuire à personne.

Quant à ces chétifs qui, au lieu de vivre dans une honnête médiocrité, se ruinent obscurément et bêtement pour se donner l’orgueilleuse satisfaction de posséder deux vilains chevaux au lieu d’un, de déguiser six mauvais plats au lieu de trois, de perdre au jeu dix louis au lieu de cinq, de payer avarement quelque laide Phryné au lieu d’en être trompé pour rien ; quant à ces rats qui, selon le marquis, rongeaient leur méchant fromage dans les ténèbres de l’incognito, il n’avait pour eux qu’un impitoyable mépris, disant que ces malheureux-là compromettaient la prodigalité, comme les commis-voyageurs et les avocats compromettaient journellement l’esprit français.

Le marquis ne s’était pas contenté de prêcher cette croisade de la véritable magnificence contre d’indignes prétentions ; il s’était somptueusement croisé, et avait joint l’exemple au précepte. Quoiqu’il eût en partie dissipé une fortune énorme, peu de maisons à Paris, parmi les meilleures, égalaient encore la sienne ; on y faisait une chère exquise, on y entendait une musique excellente, on y trouvait toutes sortes de raffinements d’un confort rare et d’une suprême élégance : ses bals étaient inimitables, car lui seul savait encore donner de grandes fêtes. L’automne, à sa terre de Beauregard en Dauphiné, il avait les plus belles chasses de France, et il y exerçait une hospitalité digne des plus grands seigneurs d’Angleterre, ce qui est tout dire à l’endroit de la vie