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arrière grand’mère, la vicomtesse de Montal, une des plus belles et des plus diaboliques créatures de son temps, morte à vingt-huit ans ; elle a fait les beaux jours de la régence ; sa vie est un roman dont le dénoûment a été terrible ; sa légèreté, pour ne pas dire plus, a causé d’affreux malheurs dans ma famille. Telle que vous la voyez, cette belle dame a causé la mort tragique d’un de mes grands oncles, l’aïeul de ce cousin breton dont je vous ai parlé. — Le baron de Ker… de Ker… il n’y a que les Bretons pour avoir de ces noms-là. — Ewen de Ker-Ellio… qui habite son vieux manoir en vrai gentilhomme campagnard. — C’est ça, de Ker-Ellio. Et son aïeul ? — Est mort d’une manière funeste à cause de cette belle créature dont vous voyez le portrait, marquis. — Mais quel rapport ce portrait de votre arrière-grand mère peut-il avoir avec la fille des Dunoyer ? — Par je ne sais quel étrange hasard, mademoiselle Thérèse Dunoyer ressemble à ce portrait d’une manière frappante. — Allons donc, mon cher, illusion d’amoureux. — Elle lui ressemble tellement, vous dis-je, qu’elle a, de même que ce portrait, un signe noir au-dessus du sourcil gauche. — Ceci devient, en effet, du dernier romanesque. Mais ce qui est non moins étrange, c’est que j’ai une idée confuse d’avoir vu, il y a longtemps, quelqu’un de fort ressemblant à ce portrait ; mais où cela, mais quand cela, je n’en sais, pardieu, plus rien. Continuons. Les Dunoyer sont riches, leur fille est jolie ; elle ressemble à votre arrière-grand’mère… et vous voulez l’enlever… — Je ne sais pourquoi mademoiselle Thérèse (elle s’appelle Thérèse) n’avait pas voulu descendre dîner le jour où son père m’avait invité ; force fut à M. Dunoyer d’envoyer chercher sa fille ; grâce aux indiscrétions de la petite sœur, véritable enfant terrible, qui s’écria que sa grande sœur était triste parce qu’elle avait été mise la veille en pénitence, et que ça lui arrivait souvent, je devinai que la grande sœur était le souffre-douleur de la maison. Que vous dirai-je ? la figure, les manières, l’accent de Thérèse, révélaient une telle pureté de race, elle avait l’air si naturellement au-dessus de tout son entourage, que je crois que l’ancienne Héloïse, comme vous dites, a fait un faux pas il y a quelque seize ou dix-sept ans. Ce qui est curieux, c’est que justement à cette époque un de mes oncles maternels, qui ressemblait beaucoup à mon arrière-grand’mère, le marquis de Senonges, est resté quelque temps à Paris et… — M’y voici, mon cher, m’y voici, vous me remettez maintenant sur la voie. Lorsque tout à l’heure je vous disais que le portrait me rappelait confusément quelqu’un, c’est du marquis de Senonges, votre oncle, que je voulais parler ; il était charmant, en effet, et très à la mode dans un certain monde ; on l’appelait le Richelieu des bourgeoises. Il avait d’ailleurs bravement servi comme colonel sous l’empire. — C’est cela même, marquis. — Tout ce qu’on pouvait reprocher à Senonges, c’était d’avoir un peu trop la tournure d’un officier d’opéra-comique ; il avait trop l’air de s’appeler Saint-Léon ou Saint-Ernest et d’être de naissance mauvaise tête, colonel de hussards et bon cœur ; mais ceci le rendait justement la coqueluche du quartier d’Antin, où les financières raffolaient encore de ce qu’on appelle en province les Elleviou. Mais que diable est devenu Senonges ? — Je ne sais ; il s’est embarqué pour le Texas, nous n’en avons plus eu de nouvelles. — Continuons. Thérèse est un peu votre cousine… à la mode de Senonges. Elle est belle comme un ange, ou plutôt comme un diable. Revenons à ce dîner. — Thérèse ne me regarda pas ; je lui parlai, elle me répondit sèchement ; il y avait là du parti pris. Après dîner, quelques personnes vinrent sans doute pour me voir ; j’étais annoncé, j’étais le lion de cette soirée ; l’ancienne Héloïse se mit au piano ; je fis tout doucement causer l’enfant terrible ; je ne sais pourquoi je m’étais figuré que Thérèse devait lire beaucoup de romans en cachette, c’est la ressource des jeunes filles maltraitées et qu’on appelle mauvais sujets ; je demandai à la petite si sa sœur aimait beaucoup la lecture. En effet, Thérèse lisait beaucoup et choisissait à son gré dans la bibliothèque de M. son père. Cette bibliothèque était ouverte et communiquait au salon ; au bout de quelques instants, j’y entrai : les rayons étaient intacts. Je vis là Voltaire, Rousseau, Diderot, Marivaux, Byron. — Thérèse avait dû d’abord courir là, en fille bien apprise. — Je le crois ; pourtant ces ouvrages étaient complets. Enfin, à force de chercher ; je m’aperçus que René manquait à un exemplaire de Chateaubriand. Thérèse devait être sous le charme de cette mélancolique lecture. Sans doute elle adorait Chactas ou René. Or, comme je n’avais la réputation ni d’un Chactas ni d’un René, de là sans doute l’accueil glacial, presque malveillant. Qu’en dites-vous, marquis ? — Tout ceci est sagement déduit. Poursuivez. — Heureusement, en me mettant à table, j’avais été si préoccupé de Thérèse, de sa ressemblance avec mon aïeule et du projet qu’à l’instant même je venais de concevoir, que j’avais été très-peu brillant, ne me souciant pas d’ailleurs de faire de grands frais pour les Dunoyer. Je pus donc attribuer ma préoccupation à une rêverie mélancolique lorsque j’eus découvert que Thérèse était amoureuse de Chactas ou de René. En sortant de la bibliothèque, je rentrai dans le salon ; l’ancienne Héloïse avait fini d’instrumenter ; elle était en nage. Après quelque banalités sur son talent, je m’approchai de sa fille. Thérèse, triste et pensive, était dans un coin du salon. Je la chambrai de façon qu’elle fut forcée de m’écouter ; je fis tomber la conversation sur la littérature. Thérèse me demanda d’abord, avec un étonnoment d’une adorable impertinence, si je lisais. — Je lis très-peu, lui dis-je, mais je relis sans cesse deux ou trois livres de prédilection : Montaigne, la Nouvelle Héloïse et René. — Vous lisez René, monsieur ? vous ! s’écria Thérèse presque avec colère, comme si elle me croyait capable de profaner cette poétique lecture. — Oui, je lis René. Cela vous étonne, mademoiselle ? La pauvre enfant est élevée si fort en sauvage, qu’elle me répondit presque malgré elle : — Cela ne m’étonne pas, cela m’afflige. — Pour René ? lui dis-je en souriant. Elle parut surprise de se voir devinée, rougit et baissa les yeux. Après un silence de quelques minutes, je repris : — René est moins cruel pour moi que vous ne le supposez, mademoiselle ; si indigne que je sois de lui, il m’accueille avec bonté ; il se laisse aimer, il ne repousse pas un malheureux condamné aux joies factices du monde. — Pour le coup, mon cher, votre Thérèse est une sotte si là-dessus elle ne vous a pas éclaté de rire au nez. — C’est bien ce qu’elle a fait, marquis. — À la bonne heure, cette fille commence à m’intéresser beaucoup. — Elle m’a donc ri au nez. Je suis resté impassible ; après quelques mots insignifiants, je suis sorti, assez satisfait du manque de respect de mademoiselle Dunoyer. De deux choses l’une : ou elle croirait m’avoir déconcerté, et une jeune fille comme elle devait être flattée de déconcerter un homme comme moi, où elle regretterait d’avoir accueilli impertinemment l’aveu d’une sympathie qui n’avait rien de blessant pour elle, et les reproches qu’elle se ferait alors me rendraient intéressant. — Soit : mais jusqu’à présent, mon cher, je ne trouve pas le moindre motif de vous admirer ; tout ceci est correctement conduit, rien de plus. — Attendez, marquis, attendez ; j’avais été frappé de ces mots de l’ancienne Héloïse : « Dites à ma fille de descendre. » Sa fille ne logeait donc pas dans le même appartement que sa mère. Grâce à l’enfant terrible, j’appris que les deux sœurs et miss Hubert, gouvernante anglaise, occupaient seules un appartement au troisième. La maison était énorme, il devait y avoir quelque location ; en sortant, je regardai les écriteaux ; que vis-je ? deux chambres à louer au quatrième sur le devant, c’est-à-dire dans le même corps de logis, un étage au-dessus des sœurs. — Ceci est mieux. — Le lendemain, mon tapissier est allé louer et meubler ce petit appartement sous le nom d’un M. Bernard, qui habitait la campagne et voulait avoir un pied-à-terre à Paris. Il y a aujourd’hui trois semaines, marquis, que j’ai eu avec Thérèse Dunoyer l’entrevue que je vous ai racontée. Je vous fais grâce des transitions et j’arrive aux faits. Voici une lettre que la fille du banquier m’a remise hier soir chez sa mère. — Ceci est très-bien, donnez…

Et M. de Montal remit au marquis la lettre suivante, lettre que celui-ci lut tout haut :

« Mon cœur bat, ma main tremble… Mon Dieu, ce que je fais est bien mal, mais je me confie à votre honneur, monsieur ; je vous en conjure, ne m’écrivez plus jamais. Si adroits que soient vos moyens de me remettre vos lettres, je tremble toujours… Ah ! pourquoi votre imprudence m’a-t-elle forcée de prendre votre premier billet ! Pourquoi ai-je été assez faible pour le lire !… Encore une fois, je vous en conjure, ne m’écrivez plus, monsieur, et surtout ne restez plus des journées entières dans ce petit appartement au-dessus du nôtre. Mon Dieu ! si l’on savait que c’est vous qui l’habitez, je serais perdue… Je vous crois, je vous crois, puisque vous vous dites malheureux à cause de moi. Vous dites que vous m’aimez : eh bien ! je vous crois… Je n’ai pas besoin que vous me prouviez, par la retraite que vous vous imposez, que vous pouvez renoncer à ce monde, à ces succès qui doivent avoir tant de charmes pour vous. Vous me dites que vous avez renoncé à cette femme de théâtre : mon père nous l’avait dit… Sans cela jamais je ne vous aurais écrit… Vous me dites encore que cette retraite vous est chère, parce qu’elle vous rapproche de moi, que ce bonheur vous suffit, que vous n’en voulez pas d’autre, et que, si je vous aimais, vous n’auriez rien à envier au monde ; et puis après cela vous ajoutez qu’il y a un secret qui vous empêche de me demander si je vous aime, moi. Alors… pourquoi me dire que vous m’aimez, moi ? »

— Pauvre petite ! elle intéresse, dit M. de Beauregard en souriant. — C’est d’un naïf superbe : continuez, marquis.

Le marquis continua.

« Un secret fatal, dites-vous ? Mon Dieu, quel est-il, ce secret ? Pourquoi ne me l’avoir pas écrit dans vos longues lettres ? Un secret, et fatal encore ? Mon Dieu ! je n’ai pas dormi de la nuit, tant cette idée me tourmentait. Hier, chez ma mère, vous aviez l’air si triste, si triste ! il m’a fallu bien du courage pour retenir mes larmes. Mais, quand je suis rentrée chez moi, oh ! comme j’ai pleuré ! Miss Hubert est très-méchante, il n’y a aucune confiance à avoir en elle. Mon Dieu, ne me perdez pas. Mon père et ma mère sont si sévères pour moi ! Ah ! si vous saviez, ce ne sont pas des parents comme d’autres… Sans cela !… et encore… à quoi bon ? à quoi me servirait de leur tout dire, puisqu’un secret vous empêche de me demander si je vous aime ? Je consentirais bien à ce que vous m’écriviez encore, mais une seule fois, oh ! pour la dernière fois, si vous me promettiez de me dire ce secret et de n’être plus triste comme vous l’êtes depuis plusieurs jours. Vous vous plaignez de ce que je ne vous regarde pas chez ma mère : c’est que je ne veux pas pleurer devant tout le momie. Il y a dans votre physionomie quelque chose de si désolé, que les larmes m’en viennent tout de suite aux yeux. Et on vous disait si moqueur, si étourdi, si gai ! Moi, je le croyais : c’est pour cela que je vous en voulais d’aimer mon pauvre René. Vous m’avez pardonné cela, n’est-ce pas ? Oh ! oui, vous êtes digne de comprendre René ; mon Dieu ! j’aurais tant de choses à vous dire là-dessus ! et vous semblez éviter les occasions où vous pourriez me parler. Hier, ma mère nous a laissés un moment seuls ensemble, vous ne m’avez pas dit un