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mademoiselle voudrait sans doute faire un mariage d’amour ! — Ne lui réponds pas, Héloïse… Vous saurez, Thérèse, que la personne dont il est question vous convient parfaitement. Il s’agit d’un homme jeune, riche et noble. — Baron, rien que ça ! s’écria madame Héloïse, baron ! Et cette demoiselle qui fait des façons pour être baronne, encore. — En un mot, il s’agit de M. le baron de Ker-Ellio, qui a dîné ici il y a quelques jours, dit M. Achille. Maintenant, j’espère que vous allez enfin nous remercier. La fortune territoriale de M. de Ker-Ellio est fort belle ; il a plus de deux cent mille francs placés chez moi, et au moins quinze mille livres de rente en terres en Bretagne, ce qui est superbe. Après-demain soir, je vous présenterai formellement votre futur, et dans un mois vous serez mariée. — Mais M. de Ker-Ellio ne me connaît pas plus que je ne le connais, dit Thérèse, qui hésitait et sentait les larmes lui venir aux yeux. Je ne nie pas ses qualités, seulement je n’ai pu les apprécier ; de son côté… il ignore mon caractère… Comment a-t-il pu… — Est-ce que, par hasard, vous auriez l’audace de songer à me désobéir ? s’écria M. Dunoyer d’une voix sourde en s’approchant de sa fille. — Achille, tu le vois, elle est capable de tout, dit madame Héloïse. Elle nous fera mourir de chagrin. — Il s’agit du sort de ma vie entière, et je suis décidée à ne consulter que mon cœur pour m’engager éternellement, répondit bravement Thérèse. — L’entends-tu, Achille, l’effrontée ? s’écria madame Héloïse. — Ah çà ! Thérèse, décidément êtes-vous folle ? Croyez-vous que, pour vos beaux yeux, je manquerai l’occasion de vous établir à ma convenance, et mieux que je n’aurais jamais pu l’espérer ? — Mais cela fait pitié ! cela fait mal ! s’écria madame Héloïse. Refuser d’être baronne avec plus de vingt-cinq mille livres de rente ! Qu’espérez-vous donc trouver pour époux ? un prince ? Ne dirait-on pas, en vérité, que vous êtes sortie de la cuisse de Jupiter !

Cette délicate allusion à la naissance de Thérèse ne fut pas heureuse. M. Achille fronça les sourcils. Madame Héloïse, comme toujours, regretta, mais trop tard, ses malheureuses paroles ; heureusement pour elle, M. Achille, lui sachant gré sans doute de sa dureté envers Thérèse, fit retomber toute sa colère sur celle-ci. Il s’écria, les narines gonflées de colère et l’écume aux lèvres :

— Ah ! c’est une lutte que vous voulez engager avec moi, mademoiselle ! Eh bien ! soit, nous lutterons. Ah ! vous ne savez pas encore à qui vous avez affaire ? Vous ne savez pas que d’un mot je puis vous faire rentrer à cent pieds sous terre ? Vous ne m’avez donc jamais vu en colère, hein ? mais regardez-moi donc, à la fin ! s’écria M. Achille en prenant brutalement les deux mains de Thérèse dans les siennes et en la forçant à le regarder en face.

Dans le paroxysme de sa colère, cet homme était hideux. Madame Héloïse, ravie de voir le courroux de son mari détourné sur Thérèse, se joignit à lui pour accabler sa fille, et s’écria :

— Sois tranquille, Achille, nous en viendrons à bout ; il faudra bien qu’elle cède ou qu’elle dise pourquoi. Refuser un tel parti ! Mais nous verrons ! nous verrons ! Pour commencer, elle va remonter dans sa chambre, d’où elle ne sortira que pour venir ici recevoir M. de Ker-Ellio ; et malheur à elle si elle ne l’accueille pas comme il a le droit de s’y attendre d’après ce que nous avons répondu ! — Mais non, reprit M. Achille en se calmant, je ne puis croire qu’elle pousse la folie jusqu’à oser se mettre en révolte ouverte contre nous ; comme tu le dis, Héloïse, elle veut se faire prier, sans doute… Répondez donc ! s’écria-t-il durement en s’adressant à Thérèse, osez me dire encore en face que vous aurez le front de résister à ma volonté ? — Je dis, répéta Thérèse avec fermeté, je dis que je ne puis me décider en un moment à vous promettre d’épouser quelqu’un que je ne connais pas ; je dis que les mauvais traitements, au lieu de changer ma résolution, la rendront plus inébranlable. — Ah ! vraiment ! Et vous croyez que je n’ai pas une tête aussi, moi ? s’écria M. Dunoyer exaspéré par la résistance de Thérèse. Ah ! vous croyez que, lorsque je trouve l’occasion de me débarrasser de vous, je la laisserai échapper ?

Malgré sa grossièreté naturelle, M. Achille regretta ces paroles en voyant la douloureuse expression qui se peignit sur les traits de Thérèse. Madame Héloïse, qui avait, s’il est possible, l’âme encore plus haineuse et plus basse que son mari, n’eut pas le même scrupule que lui, et s’écria :

— Oui, nous débarrasser de vous, c’est le mot ! Achille a bien raison ; oui, ce sera pour nous un bonheur que d’être délivrés d’un aussi mauvais sujet que vous !

Cette brutalité blessa cruellement Thérèse, mais elle lui fit envisager sa position sous un jour tout nouveau ; malgré la promesse qu’elle avait faite à M. de Montal, au risque d’éveiller les soupçons du banquier, elle s’écria douloureusement :

— Mon Dieu ! si vous ne voulez que vous débarrasser de moi, que vous importe que je me marie avec M. de Ker-Ellio ou avec tout autre ? — Cela m’importe beaucoup, s’écria le banquier ; et puisqu’il faut tout vous dire, s’il s’agit pour vous d’un mariage, il s’agit pour moi d’une affaire. M. de Ker-Ellio a des fonds placés chez moi et il entre dans mes arrangements (arrangements qu’il approuve en devenant votre mari) de garder ces fonds ou de les faire valoir comme bon me semblera ; est-ce clair ? — Mais tu es mille fois trop bon d’entrer dans de pareils détails, s’écria madame Héloïse en interrompant son mari. Est-ce que nous avons des raisons à lui donner ? — Non, certes ; mais je veux la convaincre que ce mariage doit avoir lieu, et qu’il aura lieu non-seulement parce qu’il est convenable pour cette ingrate, mais parce qu’il est convenable pour moi. Qu’elle comprenne bien surtout que, si j’étais capable de faiblir pour ce qui la regarde, elle doit bien savoir que je n’aurais pas la même faiblesse pour ce qui m’est personnel. — Ainsi, vous me vendez, mon père ! ainsi, vous me sacrifiez à je ne sais quelle combinaison d’argent ! s’écria Thérèse avec indignation ; et vous croyez que je pourrai jamais, non pas aimer, mais seulement estimer l’homme capable de recourir à de tels moyens pour obtenir ma main ? — Sortez d’ici, malheureuse ! s’écria M. Dunoyer en fureur ; sortez d’ici ! remontez chez vous. Après-demain soir, M. de Ker-Ellio viendra ici ; c’est moi qui irai vous chercher, et, morbleu ! nous verrons qui cédera, ou de vous ou de moi !

Thérèse étendit les mains vers son père et sa mère d’un air suppliant, les yeux baignés de larmes ; elle allait les implorer, mais elle vit sur ces deux physionomies tant de lâche méchanceté, qu’elle eut honte de s’abaisser jusqu’à la prière ; elle se leva droite, le front haut, le regard altier et dédaigneux, et dit :

— C’est une lutte, eh bien ! soit ! Dieu ne saurait être pour ceux qui sacrifient leurs enfants ! — Quelle audace ! quelle insolence ! se dit tout bas madame Héloïse ; je ne lui avais jamais vu ce regard impérieux. Ah ! il ne me rappelle que trop le regard du plus exécrable des hommes. — Ah ! vous voulez une lutte ! s’écria le banquier avec rage. Prenez garde, vous pourriez bien y être brisée ! — Vous pourrez me briser, oui ! mais me faire ployer, jamais ! s’écria Thérèse en se dirigeant vers la porte. — Malheureuse ! reprit le banquier pâle de rage ; toi qui oses me parler de la sorte, sais-tu bien ce que tu es ici ? sais-tu bien que je n’ai qu’un mot à dire… — Achille ! oh ! Achille ! pour moi du moins, s’écria madame Héloïse avec effroi en voyant son mari prêt à laisser échapper le funeste secret de la naissance de Thérèse.

Mais celle-ci, dans sa douleur et dans son désespoir, n’avait pas remarqué la retenue de M. Dunoyer ; elle sortit violemment de l’appartement et monta chez elle pour se livrer sans témoins à sa douleur et instruire M. de Montal de ces nouveaux événements.


CHAPITRE XX.

L’aveu.


Nous conduirons le lecteur dans la modeste chambre occupée par M. de Ker-Ellio, le jour où il devait être officiellement présenté à mademoiselle Dunoyer. La veille avait eu lieu, ainsi que nous venons de le rapporter, le pénible entretien de Thérèse et de M. et madame Dunoyer. Les grandes joies comme les grands chagrins causent une sorte d’inquiétude fiévreuse, d’agitation incessante. Ewen ne devait voir Thérèse que le soir à huit heures. Plusieurs fois il était sorti sans but et rentré sans raison ; ses traits, quoique altérés par de si violentes émotions, exprimaient une sorte de radieuse extase. Tantôt il marchait à grands pas, tantôt il s’arrêtait brusquement.

— Oh ! que le temps me dure ! seulement quatre heures, disait Ewen. Oh ! l’attente du bonheur est pesante ! C’est presque une douleur ; oui, les heures du chagrin sont plus rapides. Thérèse m’a remarqué ; elle agrée ma demande ! Sans doute mon émotion l’a touchée. Son père consent à tout : elle sera ma femme ! ma femme ! Oh ! maintenant le bon abbé de Kérouëllan ne me reprochera plus la stérilité de mes rêveries. Si je n’avais pas rêvé, si je n’avais pas évoqué ce charmant fantôme, je me serais contenté d’un mariage vulgaire, tandis que c’est elle… elle que je vais épouser, elle si belle, elle si rarement douée ! En vérité, cela tient du prodige. Ne dirait-on pas qu’une fée bienfaisante prend plaisir à réaliser un de ces vœux d’une ambition insensée que font tous les hommes ?

Thérèse sera ma femme ! je l’emmènerai dans la maison de mon père ; avec Thérèse, je parcourrai nos grèves, nos landes, nos rochers, nos grands bois. Oh ! m’asseoir avec elle là où j’ai si souvent pleuré seul, là où je l’ai si souvent invoquée, alors que je l’aimais si ardemment sans la connaître ! Elle, mon beau rêve vrai ! Comme elle comprendra les bizarreries de cette passion, lorsque je lui montrerai ce portrait mystérieux qui m’inspirait autant d’effroi que d’amour, et quand je lui présenterai mes pauvres vieux serviteurs qui pleureront de joie en lui baisant la main ! Quel bonheur ! quelle ivresse !

Oh ! oui, je savais bien que Thérèse serait comme moi sensible aux beautés de la nature, son père me l’a dit, mes pressentiments ne m’ont trompé en rien, en rien. Oh ! quel bonheur ! l’hiver au coin de notre foyer, pendant que le vent sifflera dans la bruyère, pendant que la tempête rugira sur la côte, entendre sa voix, sa voix mélodieuse, qui, depuis que je l’ai écoutée, résonne encore dans mon cœur. Oh ! oui, elle aimera cette vie heureuse et solitaire !

Je ne sais pourquoi il me semble que ces goûts paisibles et un peu sauvages se lisent sur sa figure mélancolique. Et penser que comme moi elle est née pour aimer la retraite doucement occupée ! Elle fera tant de bien ! comme nos pêcheurs, comme nos métayers la béniront ! Cela est singulier : il me semble que, la première fois que je me trouverai seul avec elle, je ne serai pas embarrassé, et qu’en causant avec elle je re-