Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/322

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Thérèse avec une sorte de honte et d’accablement. — Cela est bizarre, Thérèse… Voyez quel rapprochement ! Il y a deux ans, moi aussi je songeais à un idéal ; je ne vous connaissais pas, et c’était vous que je rêvais. Je me disais : Sans doute une femme aussi accomplie selon mon cœur n’existe pas, et, si elle existe, malheur à moi ! je ne posséderai jamais ce trésor… Qui m’eût dit alors que ce songe se réaliserait ? cette femme serait la mienne, elle m’aimerait comme un frère, je pourrais passer ma vie près d’elle ! et mon âme serait, comme la vôtre, Thérèse, triste… triste et désespérée jusqu’à la mort ! — Cela doit être… à cette heure, qu’est-ce que la vie pour nous ? qui nous y attache ? quels sont nos liens, nos plaisirs, nos intérêts ? Est-ce le peu de bien que nous faisons ? Vous l’avez dit cent fois : heureux les riches ! leurs aumônes leur survivent… Le bon abbé de Kérouëllan recevra vos dernières volontés, il vous remplacera auprès de nos pauvres… Quant à vos vieux serviteurs… — Oh ! ne parlez pas d’eux, Thérèse, cela me fait mal !… Je veux oublier mon ingratitude. Pauvre nourrice ! pauvre Lès-en-Goch ! Ah ! si vous l’aviez vu dans cette guerre, lui, quelle fidélité ! quel courage !… De grâce, ne me parlez pas d’eux !… Après son père et sa mère, qu’y a-t-il de plus vénérable pour un homme que sa nourrice et le vieux serviteur qui s’est battu à ses côtés ?… Ils seront bien malheureux lorsqu’ils ne me verront plus, je le sens, mais je ne puis me sacrifier à eux. Ils m’aiment cependant ! Pauvre Ann-Jann ! que de soins elle a eus de moi !… Vous parliez, Thérèse, des singulières fantaisies de l’imagination ; dites-moi pourquoi à cette heure, qui contraste si tristement avec les riants souvenirs de ma première jeunesse, je me rappelle un chant mélancolique dont Ann-Jann berçait mon enfance… Il y a un instant vous songiez à vos soirées de jeune fille ; moi, je croyais encore entendre ce chant et ces paroles touchantes… Thérèse, pardonnez ma faiblesse… tenez, mes larmes coulent à cette dernière souvenance de mes belles et lointaines années.

Ewen essuya ses yeux humides.

— Ma demande est étrange, Ewen ; dites-moi ces paroles dont le souvenir vous est si précieux. Vous savez combien j’aime les légendes de votre sauvage Bretagne. — Quoi, Thérèse, vous voulez ?… — Je vous en prie ; cela me distrait. — Qui croirait, Thérèse, à nous entendre parler ainsi de légendes, que demain… Allons… Vous avez raison ; au moment de quitter la vie, ce récit sera un dernier adieu jeté à mes jours de bonheur… Et puis, l’aube ne paraît pas encore, Thérèse ; … et puis, j’ai besoin de pleurer, ces larmes n’auront pas d’amertume… Soyez bienveillante pour cette légende, Thérèse ; elle perdra de son charme à n’être ni chantée ni dite dans notre langue bretonne, si grave, si expressive, mais vous apprécierez du moins la douce mélancolie de ce récit.

Ewen, d’une voix émue dit les paroles suivantes (c’est une jeune fille qui parle).


« Comme j’étais à la rivière, à laver, j’entendis soupirer l’oiseau de la mort. — Petite Tina, me dit-il, vous ne savez pas ? Vous êtes vendue au baron de Janioz. — Est-ce vrai, ma mère, ce que j’ai appris ? Est-il vrai que je sois vendue au vieux Janioz ! — Ma pauvre petite, je n’en sais rien ; demandez à votre père. — Mon père, est-il vrai que je sois vendue à Loïz de Janioz ? — Ma chère enfant, je n’en sais rien, demandez à votre frère. — Lanice, mon frère, dites-moi, suis-je vendue à ce seigneur-là ? — Oui, vous êtes vendue au baron, et vous allez partir à l’instant, à l’instant, et vous allez partir sans tarder ; le prix de la vente est reçu ; cinquante écus d’argent blanc et autant d’or brillant. — Ma bonne mère, quels habits mettrai-je, s’il vous plaît ? Ma robe rouge ou ma robe de laine blanche que m’a faite ma sœur Hélène ? — Mettez les habits que vous voudrez, m’a dit mon frère, cela importe fort peu ; il y a un cheval noir à la porte qui attend que la nuit s’ouvre, un cheval noir, tout équipé de noir, pour vous emporter. »


Ewen s’arrêta, les larmes le suffoquaient. Thérèse pleurait aussi.

— Merci, dit-elle, merci, mon ami, de ces larmes salutaires. Mes yeux sont moins brûlants, mon âme se détend. Pourquoi nous étonner de ce contraste ? Assaillie de noirs pressentiments… au moment de périr, Desdemoua ne trouve-t-elle pas une triste douceur à chanter la plaintive romance du Saule ? Mon ami, ajouta Thérèse en souriant avec mélancolie, Shakspeare est un grand poëte ; il nous a devinés, et sans y songer… nous l’imitons. — Que l’âme humaine soit accessible à de pareilles impressions lorsque la vie touche à son terme, cela est étrange… et cela est heureux ; plus que vous encore, Thérèse, je ressens la bienfaisante influence de ces larmes ; elles n’affaiblissent pas ma résolution, elles la rendent plus facile. Tout enfant, cette légende m’attendrissait délicieusement. Qui m’aurait dit alors que je lui devrais les dernières larmes que je verserai ? Écoutez la fin, Thérèse… et, à propos de ce qui suit, n’oubliez-pas que pour nous autres Bretons, il n’y a rien de plus sacré que les cloches de notre paroisse ; leur son éveille en nous tout un monde d’idées riantes, douces et tristes, celles du baptême, du mariage et de la mort.

Ewen reprit son récit :


« Tina n’était pas loin du hameau, qu’elle entendit sonner les cloches ; alors elle se mit à pleurer. Adieu, sainte Anne, adieu, cloches de mon pays ; clocher de ma paroisse, adieu. En passant le lac de l’angoisse, Tina vit une bande de morts. Elle vit une bande de morts, vêtus de blanc, dans de petites barques. Elle vit des morts en foule. Sa tête tombait sur sa poitrine, ses dents claquaient. En passant par la vallée du sang, elle vit les morts s’élancer à sa suite. »


Thérèse tressaillit à ces paroles, regarda autour d’elle avec effroi et dit à Ewen, à voix basse :

— Mon frère, mon frère, mon front est mouillé d’une sueur froide. Demain… après notre mort… peut-être en traversant les ténèbres éternelles rencontrerons-nous aussi comme Tina ce lac d’angoisse où sont des bandes de morts vêtus de blanc… peut-être rencontrerons-nous la vallée du sang où les autres morts s’élanceront à notre poursuite… — Souvent, Thérèse, bien souvent, je me suis demandé si quelque impression physique succédait à la mort. J’ai fait là-dessus des rêves étranges. — Demain, mon frère, ce mystère effrayant n’en sera plus un pour nous. Demain nous saurons ce qu’ignorent tous ceux qui sont sur la terre. Cela console de mourir, n’est-ce pas ?

— Je ne regrette pas de mourir ; mais vous, mais vous ?

Thérèse mit en souriant sa main amaigrie sur les lèvres d’Ewen, et lui dit : — Achevez l’histoire de la pauvre Tina.

Ewen baisa pieusement la main brûlante de Thérèse. Il continua :


« Le baron de Janioz dit à la petite Tina, que son frère avait vendue : — Prenez un siége, asseyez-vous là en attendant l’heure du repas. Le baron était près du feu, aussi noir qu’un corbeau de mer, la barbe et les cheveux tout blancs, les yeux brillants comme des tisons. — Voici, dit-il, une jeune fille que je demande depuis bien longtemps. Allons, la belle, que je vous fasse voir toutes mes richesses ; venez avec moi de chambre en chambre compter mon or et mon argent. — J’aimerais mieux être chez ma mère à compter les copeaux à jeter au feu. — Descendons au cellier ensemble goûter mon vin le plus doux. — J’aimerais mieux boire de l’eau de la prairie dont boivent les chevaux de mon père. — Venez avec moi de boutique en boutique acheter un manteau de fête. — J’aimerais mieux une jupe de toile, si ma mère l’avait faite. — Allons maintenant au vestiaire chercher des festons pour l’orner. — J’aimerais mieux la tresse blanche que ma sœur Hélène me brodait. — Si j’en juge par vos paroles, petite Tina, j’ai peur que vous ne m’aimiez pas ; que n’eus-je un abcès à la langue le jour que j’ai été assez fou pour vous acheter, quand rien ne peut vous consoler. — Bons petits oiseaux, disait Tina, dans votre vol, je vous en prie, écoutez ma voix ; vous allez au village, et moi je n’y vais pas ; vous êtes joyeux, moi bien triste. Faites mes compliments à tous mes compatriotes quand vous les verrez, à la bonne mère qui m’a mise au jour, et au père qui m’a nourrie… à la bonne mère qui m’a mise au monde, et au bon vieux prêtre qui m’a baptisée ; vous direz adieu à tout le monde. Et à mon frère que je lui pardonne. »


— Ô bienfaisantes larmes sont celles-ci ! dit Thérèse en essuyant ses yeux. — Quelques mots encore, Thérèse, et j’ai fini ce récit où viennent se fondre tous les souvenirs de mon enfance.

« Deux ou trois mois après, la famille de la petite Tina était couchée, était couchée et reposait tranquillement vers minuit. Ni au dedans, ni au dehors aucun bruit. On entendit à la porte une voix douce. — Mon bon père, ma bonne mère, pour l’amour de Dieu, faites prier pour moi… Priez aussi et prenez le deuil, car votre fille Tina est dans sa bière[1]. »

— Pauvre, pauvre petite Tina ! dit Thérèse, que ce récit est touchant ! — Je ne puis vous dire, Thérèse, ce que j’éprouve ; il me semble voir encore ma vieille nourrice, il me semble l’entendre murmurer à demi-voix ce chant doux et plaintif, lorsque je m’endormais sur ses genoux.

Un assez long silence succéda, pendant lequel Ewen et Thérèse rêvèrent profondément. Le vent mugissait toujours, les heures succédaient aux heures, le jour allait paraître.

— Dans bien des années d’ici, dit tout à coup Ewen, quelque poëte breton fera peut-être aussi une légende sur la mort fatale du baron de Ker-Ellio et de sa femme ; récit effrayant, si l’on rappelle la prédiction qui menaçait ma famille et le sinistre mystère du portrait. — Ah ! puisse cette légende faire couler d’aussi douces larmes que celles que je viens de répandre, notre mort sera dignement pleurée !

Après un nouveau silence, Ewen dit à sa femme :

— Thérèse, à ce moment solennel, il ne vous reste aucune pensée de haine contre… cet homme qui vous a fait tant souffrir ? — Aucune… mon dernier vœu sera son bonheur… Oui ; et si, comme le disent quelques poëtes, la récompense divine est une sorte de ressentiment éternel des plus douces impressions de notre vie terrestre… c’est à mon amour pour Édouard que je devrai ces joies célestes, si Dieu me reçoit dans son paradis.

  1. Voir l’excellent Recueil des Chants populaires bretons, par M. de la Villemarqué, ouvrage rempli de faits curieux. Cette adorable légende en est textuellement extraite.