Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/328

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Le fils du greffier, étourdi par ce coup imprévu, ne répondit rien. Il se croyait sous l’obsession d’un affreux cauchemar.

— Es-tu satisfait, morbleu ! ventrebleu ! s’écria le greffier d’une voix tonnante, es-tu satisfait ?

— Je suis satisfait, murmura Hercule d’une voix faible… avec la résignation du martyr qui se dévoue au supplice.

— Il est satisfait ! s’écria triomphalement le greffier oubliant qu’Hercule ne faisait que répéter ses paroles. Il est satisfait… quand tant d’autres, et des plus braves, corbleu ! diraient certainement en pensant à ces dangers : Peste ! ou au moins : Diable ! Eh bien ! non. Lui vous dit tout naïvement avec son petit air doucereux :

Je suis satisfait !  !

Vraiment, monsieur l’intrépide, vous êtes satisfait. Par ma foi ! c’est bien heureux, reprit le greffier en regardant son fils avec passion. Puis, se frappant le front, l’intarissable bavard s’écria :

— Et moi qui oubliais de t’expliquer comment et pourquoi nous avons la guerre, et où nous avons la guerre. Te souviens-tu de mon vieil ami le major Rudchop, qui est parti il y a dix ans pour Surinam ?

— Oui, mon père.

— Eh bien ! cette lettre est de lui ; il m’écrit que la Guyane est en feu par suite de la révolte des nègres de la colonie, et qu’on demande des troupes à force… que… mais j’aime mieux te lire ce qu’il m’écrit, ça te mettra tout de suite au fait, et ça te donnera comme un avant-goût des dangers que tu brilles de partager. Ce bon Rudchop, le meilleur des humains, dit le greffier d’un air attendri, un caractère de l’âge d’or… Ah ! plus heureux que moi, tu le verras bientôt… mais écoute attentivement. Ton cœur intrépide bondira plus d’une fois d’une belliqueuse ardeur.

Et le greffier lut ce qui suit d’une voix claire et perçante :


« Paramaïbo, 20 décembre 1771.

« Il s’est passé ici bien du nouveau depuis ma dernière lettre, mon cher ami ; je rentre à Paramaïbo, après une promenade de trois semaines dans les forêts de la Guyane, pour y faire la guerre aux nègres révoltés et aux Indiens leurs alliés. Pour te donner une idée des divertissements de cette chasse-là, je te dirai que je suis parti pour la faire avec six compagnies de carabiniers, en tout neuf cents hommes, et que je suis revenu hier avec huit cent soixante et un soldats de moins, et encore, sur les trente-neuf qui me restent, il y en a une vingtaine d’estropiés qui ne valent pas, comme on dit, les quatre fers d’un chien. Pour ma part, je n’ai pas trop à me plaindre, car cette fois-ci je n’ai reçu qu’une balle dans la cuisse, un coup de hache sur la tête et deux flèches barbelées dans le bras gauche ; seulement, je ne peux pas encore te dire si les flèches sont empoisonnées ou non, car il paraît que certains poisons de ces sauvages ne font leur effet que le neuvième jour (c’est tout comme la rage, tu vois, mon cher), et il n’y a que sept jours que j’ai reçu cette politesse-là, de ces canailles de nègres. Si les flèches ont été empoisonnées, ça sera gentil. Je commencerai par devenir bleu tendre, puis vert moucheté ; j’en aurai pour trois jours à grincer des dents et à me tortiller comme un ver à qui on a coupé la queue, après quoi j’irai chez les taupes ; à moins que le poison ne soit de mauvaise qualité ou éventé, alors j’en serai quitte pour être paralysé de la moitié du corps.

« À propos de corps je te dirai que ton pays, Dumolard, qui jouait si bien de la clarinette, et qui aimait tant les cravates de batiste brodée, a été fait prisonnier, et ensuite mangé par les Piannakotaws, tribu alliée des nègres.

« Mon sergent Pipper, que tu connais, était en ce moment-là prisonnier de ces Indiens ; après avoir scalpé mon Dumolard, ils l’ont mis rôtir tout entier. Pipper dit que ça s’est trouvé parfaitement, car Dumolard a servi de repas de noces pour le mariage de la fille du chef des Piannakotaws, le nommé Ourow-Kourow, qui mariait sa demoiselle ce jour-là, une très-belle femme cuivrée, partout tatouée de vermillon et de gros vert, et qui avait à la lèvre inférieure trois pendeloques de dents de tigres, tués par son futur, toujours à ce que m’a conté mon sergent Pipper, qui est la vérité même. Les Indiens ont forcé mondit Pipper à goûter un morceau de Dumolard. C’était un morceau de râble : mon sergent prétend qu’on ne peut pas dire que ça soit absolument mauvais, mais que c’était trop saisi, et dur en diable. Pipper devait être, lui, non pas rôti, mais bouilli, et servi au déjeuner du lendemain ; mais il a eu le bonheur de s’échapper. Il est ici avec moi, et il te présente ses civilités respectueuses. Je te dirai aussi que tu peux prévenir en même temps la famille du père Van Hop, notre trésorier du bataillon, que le digne homme a aussi péri, hélas ! bien drôlement, dans notre retraite. C’était à la tombée du jour ; nous étions dans une forêt, le long d’un étang bordé de palétuviers ; nous marchions avec précaution dans de grandes herbes de peur de tomber au milieu d’une embuscade de nègres ou d’Indiens. « Voilà justement un tronc de goytier, me dit le père Van Hop, en me montrant une espèce d’arbre à moitié caché dans l’herbe ; ma foi je vais m’y asseoir ; je suis harassé. La blessure que j’ai à l’épaule est sans doute empoisonnée, car je commence à y sentir un froid de glace ; tant pis ! je ne vais pas plus loin. Être tué par les nègres, mangé par les tigres ou par les Piannakotaws, c’est tout un, mille tonnerres ! Que Dieu confonde cette guerre ! — Comme vous voudrez, père Van Hop, lui dis-je ; c’est votre embonpoint qui vous gêne (car tu sauras que le bonhomme était devenu gros comme un muid) ; mais il n’y a rien à faire à cela. Seulement, si vous êtes bien décidé à ne pas aller plus loin, rendez-moi un service, faites-moi l’amitié de me donner vos bottes. Depuis trois jours j’ai laissé mes souliers dans le marais ; j’ai les pieds en sang, et vous m’obligerez. — Vous êtes encore bon enfant, me dit ce vieil égoïste de père Van Hop, en criant comme un aigle ; j’aime autant garder mes bottes. Après tout, je peux en revenir et me remettre en route une fois reposé. — Comme vous voudrez, lui dis-je, intérieurement piqué de sa personnalité. Je vous demandais vos bottes, parce que je vous regardais comme fini ; mais, puisque vous y mettez cet entêtement-là, n’en parlons plus. Grand bien vous fasse de les garder ! — vos bottes ! »

« Je ne croyais pas si bien dire. Tu vas voir comme le trésorier a été puni de son égoïsme, que je lui pardonne d’ailleurs de tout mon cœur : je lui parlais encore lorsque deux coups de fusil partent, avec accompagnement d’une demi-douzaine de flèches ; nous étions tombés en plein dans une embuscade. Comme je m’en doutais, les Piannakotaws poussent leurs cris de guerre, et nous attaquent. Nous les repoussons et j’en tue deux pour ma part. L’engagement avait duré un bon quart d’heure, je retourne le long de l’étang pour achever quelques Indiens qui s’y étaient jetés à la nage. Qu’est-ce que je vois au bord de l’eau ! Un énorme serpent boa sur lequel le père Van Hop s’était assis, prenant le reptile pour un tronc de goytier ; le boa, lové sur lui-même, était engourdi comme ils sont quand ils cherchent à avaler quelque chose de trop gros. Tu vas comprendre cela : après avoir à moitié brisé et broyé mon pauvre trésorier en le serrant entre ses nœuds, le boa s’était ingurgité les deux tiers du père Van Hop, en commençant par la tête, car les jambes pendaient encore en dehors de la gueule de l’animal. Je fis signe à mon sergent Pipper qui me suivait ; d’un coup de hache il coupe la tête du serpent, le corps fait des sauts de carpe à n’en plus finir, mais la tête garde le père Van Hop. Il était trop tard ; tout ce que mon sergent Pipper a pu en tirer, ça été les diables de bottes du trésorier, qui m’ont joliment servi, et que je porte encore ; ce qui prouve, comme tu vois, que le père Van Hop aurait mieux fait de me les donner de bonne grâce, je lui en aurais bien su plus de gré. Tu conçois bien que dans une guerre pareille on ne devient pas tendre, car dans ce cas-là, comme dit le proverbe, « il faut se dépêcher de faire aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’ils vous fassent. » Aussi mes soldats étaient comme des crins. Tous les nègres ou Indiens que nous prenions étaient joliment arrangés, je m’en vante. On les écorchait vifs, on les coupait par quartiers, on les brûlait à petits feux. Enfin on se montrait très-sévères, mais excessivement sévères pour eux, et il faut dire que nous leur rendions bien la monnaie de leur pièce.

« Mon sergent Pipper a, pour sa part, inventé un supplice qui n’a pas trop mal réussi. Voilà tout bonnement ce que c’est : on plante très-haut, dans un arbre, un croc de hamac, on accroche à ce croc un nègre ou un Indien par la peau du ventre, après lui avoir attaché les pieds et les mains, et on laisse là mon gaillard ad vitam æternam, au milieu de la forêt. Tu comprends, n’est-ce pas ? Ce qu’il y avait de bon, c’est que les panthères et les jaguars arrivaient dès que nous étions partis, et sautaient comme des démons autour de l’arbre en poussant des rugissements affreux pour attraper un morceau du nègre. Pas de ça, Lisette : mais il était trop haut perché, et leur danse continuait comme ça des heures entières, jusqu’à ce que les serpents boas (tu as vu par l’exemple du trésorier qu’ils ne sont pas manchots) eussent monté sur l’arbre et avalé le nègre à la barbe des tigres. Mon sergent Pipper, qui a toujours le mot pour rire, appelle cette mort-là : voir danser les tigres. Entre nous, c’est bien heureux que le soldat ne se démoralise pas et conserve son caractère enjoué dans un brigand de pays comme celui-là.

« J’ai oublié de te dire comment la révolte a commencé : il y a une dizaine d’années que des nègres marrons s’étaient réfugiés dans les forêts de Surinam, vers la partie supérieure des rivières de Copémane et de Sarameka (cherche cela sur une carte de la Guyane). Peu à peu tous les mauvais nègres de la colonie vinrent se rallier à ces canailles, et ils firent de tels tours qu’on fut obligé d’envoyer contre eux plusieurs détachements de troupes et d’habitants ; mais habitants et troupes furent battus ; enfin les choses en vinrent au point que, pour avoir la paix, et dégoûtés de voir leurs habitations ravagées, incendiées, les colons traitèrent avec les nègres, et leur permirent de rester sur la rive gauche de la Sarameka, à condition qu’ils ne passeraient jamais cette rivière. C’est comme si on avait fait promettre à une bande de loups de respecter les bergeries ; les nègres traversèrent la Sarameka, vinrent faire des descentes dans les plaines. Aussi, depuis le temps que ces maraudeurs sont établis sur les bords de la Sarameka, cet endroit est le refuge de tous les voleurs de la Guyane ; pendant dix ans, les habitants ont été continuellement obligés, soit de guerroyer, soit de payer des impôts à ces brigands. Mais depuis le commencement de l’année dernière, leur chef, Zam-Zam, est devenu si redoutable, ses courses si désastreuses, que j’ai été chargé, il y a trois semaines, d’aller saisir ce brigand-là au milieu des forêts, des marécages et des fausses savanes, ou biri-biri. J’ai fait une école ; j’ai perdu plus de huit cents hommes sur neuf cents. J’espère bien que cette fois-ci, que je connais mieux cette guerre et le pays, je ne perdrai que les deux tiers de mon monde. — À propos des biri-biri, ces fausses savanes sont des espèces de lacs de boue liquide, recouverts d’une croûte de tourbe sur laquelle croît la plus jolie