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aident vos soldats dans la construction de leurs cabanes ; une fois votre camp construit, j’espère bien que vous viendrez loger à Sporterfigdt.

— J’accepterais de grand cœur, mademoiselle ; mais, dès que le pasteur n’est plus là, le troupeau s’éparpille et les loups en font provende. Quoique mon sergent Pipper puisse faire l’office de chien de berger, il commence à être un peu édenté. J’aime donc mieux coucher au bercail, du moins tant que je n’aurai pas mon capitaine pour me remplacer au camp ; il doit rester encore deux ou trois jours à Surinam pour se reposer des fatigues de la traversée ; car, comme dit le proverbe, d’Amsterdam à Surinam il y a le saut d’une fameuse puce…

— Ce capitaine arrive d’Europe ! s’écria la jeune créole, qui voyait ainsi se réaliser la prédiction de Mami-Za.

— Il arrive d’Europe, mademoiselle, et jamais la Hollande n’a envoyé de l’autre côté de l’Océan un jeune camarade plus intrépide.

— Ce capitaine arrive d’Europe… Il est jeune… il est intrépide, répétait Adoë, qui ne pouvait croire à ce qu’elle entendait. Tout ce qu’avait prédit la mulâtresse se réalisait de point en point.

Aussi émue qu’étonnée, la jeune fille s’écria presque involontairement, et pour vérifier si le signalement de l’inconnu était complet : Ce capitaine est blond, sans doute ?

— Blond comme votre serviteur, dit le major ; seulement d’un blond plus jeune et plus avantageux. Mais comment diable savez-vous que mon capitaine est blond ? demanda Rudchop, à son tour très-surpris. Moi qui l’ai vu naître, je ne me souviens pas plus de la couleur de ses cheveux que de celle de la perruque de notre bourgmestre.

— Je vous demandais s’il était blond, sans affirmer qu’il le fût, dit Adoë assez embarrassée. Mais comment avez-vous vu naître le capitaine ?

— Eh ! c’est tout simple, mademoiselle. Il est fils d’un de mes vieux amis de La Haye. Quand j’ai quitté la Hollande, il y a dix ans… les crocs lui poussaient, et il ne demandait qu’à mordre, à ce que disait son brave homme de père ; aujourd’hui qu’il a toutes ses dents, il paraît que c’est un véritable lion…, un déterminé…, un enragé…, qui, si on l’écoutait, mettrait tout à feu et à sang, à mort et à sac. Ah ! si je ne craignais pas de vous ennuyer des prouesses de mon brave Hercule Hardi…, le bien nommé, mademoiselle, je vous en conterais jusqu’à demain !

— Oh ! ne craignez pas cela, monsieur le major…, dites !… dites !… s’écria la jeune fille.

Et le major raconta toutes les exagérations, ou plutôt toutes les aberrations du bonhomme Hardi, au sujet du courage d’Hercule, et termina ce magnifique portrait en ces termes :

— Enfin, mademoiselle, il a fallu tous les périls que présentent notre guerre et notre climat, pour décider Hercule à venir en tâter. Pour des dangers ordinaires, ce monsieur-là fait la petite bouche et le dégoûté, à ce que m’écrit son brave homme de père… Aussi vous comprenez, mademoiselle, que, pour faire la guerre que nous faisons, c’est une fameuse recrue que celle-là… Sans compter que je suis diablement aise de pouvoir mener au feu le fils de mon meilleur ami.

Adoë et Jaguarette avaient écouté la narration du major avec une attention dévorante ; les deux jeunes filles, plongées dans l’admiration la plus profonde, paraient des plus brillants dehors le héros de tant de traits de courage.

La jeune créole voyait une prédestination évidente dans le hasard qui non-seulement amenait Hercule à Surinam, mais qui l’amenait encore à Sporterfigdt. À peine eut-elle quitté la table après déjeuner, qu’elle alla se promener sous les berceaux d’orangers renfermés dans l’enceinte de l’habitation, pour rêver tout à son aise à celui qui avait déjà une influence si singulière sur ses pensées.


CHAPITRE XIV.

Le tamarinier du Messera.


Le lendemain matin, le soleil levant trouva encore Adoë pensive.

Elle était à demi couchée sur un divan de jonc placé à l’ombre d’un énorme tamarinier dont le tronc disparaissait presque sous les tiges d’un vanillier. Cet arbuste grimpant s’était enlacé au moyen de ses vrilles jusque dans les plus hautes branches de l’arbre d’où il laissait retomber en guirlandes ses rameaux flexibles chargés de leurs longues gousses odorantes.

Placé au milieu d’un petit parterre de fleurs soigneusement entretenu par Cupidon pour le plaisir de la fille de Sporterfigdt, ce tamarinier était dans l’habitation l’objet d’un culte presque superstitieux.

Lors de la fondation de Sporterfigdt, un essaim d’abeilles sauvages nommées Wassy-Wassy par les Indiens et une nombreuse compagnie d’oiseaux-mouches s’étaient établis sur cet arbre. Ils y vivaient dans la plus parfaite intelligence et s’y perpétuaient depuis longues années. On avait même remarqué que si des oiseaux étrangers venaient troubler les abeilles, leurs petits alliés emplumés, suppléant à la force par le nombre et par le courage, se précipitaient sur les intrus en masse intrépide et les repoussaient presque toujours victorieusement à l’aide de leur bec effilé comme une aiguille. De même aussi lorsque des abeilles étrangères osaient pénétrer dans le nid des oiseaux-mouches, l’essaim domicilié sur le tamarinier se jetait sur les assaillants et les mettaient à mort.

On avait nommé cet arbre, l’arbre du Massera, parce que le colon de Sporterfigdt avait aimé pendant sa vie à se reposer sous son ombre, et avait toujours défendu d’inquiéter les deux colonies alliées auxquelles le tamarinier prêtait son abri.

Comme toutes deux vivaient du suc des fleurs, le père d’Adoë avait fait planter le parterre des végétaux que chacune affectionnait, pour éviter toute collision entre les deux petits peuples.

Chaque matin et chaque soir, il leur apportait en outre, de grosses touffes de fleurs de toutes sortes. Dans la saison de l’accouplement, il mettait au pied du tamarinier une grande quantité de brins de coton et de duvet dont les oiseaux-mouches se servent pour construire leurs nids, grands comme une coque de noix, et où ils pondent deux œufs gros comme des pois.

Les abeilles sont d’une rare intelligence, elles reconnaissent ceux qui ont l’habitude de les soigner. Aussi à peine le colon arrivait-il sous l’arbre que l’essaim bourdonnant s’abattait autour de lui, lui couvrant les mains, les cheveux, tandis que les oiseaux-mouches se perchaient sur ses épaules ou voltigeaient gaiement à sa portée.

Lorsque Adoë était toute petite, le planteur l’avait pour ainsi dire présentée aux deux colonies qui adoptèrent bien vite l’enfant de Sporterfigdt. En grandissant, Adoë remplaça son père dans les fonctions de pourvoyeur des abeilles et des oiseaux-mouches, et jouit bientôt du même privilège que le colon.

Cupidon, chargé de cultiver les fleurs, pouvait aussi sans crainte entrer dans l’enceinte et s’y livrer à ses travaux, mais ses droits n’allaient pas au delà.

S’il voulait pénétrer sous la voûte de verdure que formait le tamarinier, les abeilles commençaient à devenir menaçantes. Quant aux autres habitants de la plantation, s’ils tentaient seulement à passer les limites du parterre, ils couraient risque d’être aussitôt assaillis et aveuglés par un essaim de deux ou trois mille abeilles furieuses, renforcées d’une centaine d’oiseaux-mouches, tout aussi résolus. Les négrillons de Sporterfigdt avaient souvent et particulièrement pu se convaincre du danger qu’il y avait à s’aventurer dans cette formidable enceinte.

Lorsque la fille du colon voulait rester seule sans crainte d’être importunée, elle se rendait sous l’arbre du Massera.

Ainsi que nous l’avons dit, Adoë s’y était retirée le lendemain de l’arrivée du major Rudchop, afin de penser aux bizarres circonstances qui semblaient réaliser les prédictions de la mulâtresse.

D’ailleurs, l’arbre du Massera était sacré pour la jeune fille. C’était là que son père aimait à se reposer chaque soir, au coucher du soleil, pour voir les nègres, heureux et paisibles, rentrer dans leurs cases après les travaux du jour.

Lorsque Adoë devait prendre quelque grave résolution, elle se rendait sous le tamarinier, et là, dans sa touchante et naïve superstition, elle demandait à la mémoire de son père une inspiration ou un conseil.

Son mariage avec le bel Européen lui semblait une chose si impérieusement voulue et arrangée par le destin, qu’Adoë ne mettait pas en doute que cette union ne dût avoir lieu.

D’ailleurs, Sporterfigdt avait souvent exprimé à sa fille son désir qu’elle épousât plutôt un Européen qu’un colon, ces derniers étant souvent décriés par leurs excès. La prédiction de Mami-Za se trouvait ainsi en rapport avec les dernières volontés du père d’Adoë.

La jeune fille se livrait, avec toute l’exaltation de son âge et de son caractère, aux rêves les plus romanesques. Parfois elle devenait triste en songeant aux dangers que devaient courir le bel Européen avant que de devenir son époux ; elle s’affligeait de la mystérieuse influence de cette fatale panthère, qui, d’après les prédictions de Mami-Za, était le symbole du mauvais destin qui menaçait, qui attendait peut-être le jeune couple ; car, malgré son savoir cabalistique, la mulâtresse n’avait pas pu deviner si l’influence de la panthère serait triomphante ou vaincue.

Un autre sujet de graves préoccupations pour la jeune fille était de se figurer les traits de l’inconnu.

Elle avait bien souvent fait et défait son portrait. Tantôt il était d’une beauté trop délicate pour un homme ; tantôt, au contraire, son air guerrier était presque menaçant. Adoë se reprochait quelquefois de n’avoir pas osé interroger davantage le major au sujet de son ami.

Ces pensées l’absorbaient lorsque Jaguarette parut en dehors de la haie de lilas pourpres, de jasmin jaunes et de sensitives qui bordaient le parterre.

La petite Indienne, la tête couverte d’un madras roulé en forme de turban, se courbait sous le poids d’une gerbe de fleurs qu’elle portait sur son épaule nue et brune.

— Voici le déjeuner des Wassy-Wassy, Massera, dit Jaguarette.

Adoë ne répondit pas ; il fallut que l’Indienne répétât les mêmes paroles pour que la créole levât les yeux d’un air distrait et répondit :

— Eh bien ! petite, apporte-les ici…

— Que je vous les apporte ! s’écria Jaguarette avec effroi… que j’entre dans le parterre, que j’approche de l’arbre de Massera… Vous voulez donc que la pauvre Jaguarette soit mise à mort par ces méchantes bêtes ? Tenez, voilà déjà les abeilles qui prennent leur vol pour fondre sur