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Il avait mis dans sa manœuvre cette patience opiniâtre, particulière aux sauvages ; il ne pouvait s’avancer vers le canal qu’en profitant des rares instants pendant lesquels le nègre s’arrêtait pour alimenter le feu. L’immobilité de l’ombre permettait alors à l’Indien de gagner quelque peu de terrain, mouvement qu’il n’aurait pas pu tenter pendant que l’ombre était en mouvement, puisqu’à mesure qu’il se serait élevé vers le canal, l’ombre marchant toujours l’aurait laissé à découvert.

Lorsque le Piannakotaw se crut à portée, il profita du moment où la sentinelle était arrêtée de nouveau près du feu ; une flèche tirée à très-petite distance siffla, et le noir tomba sans pousser un cri.

Lorsque la sentinelle s’affaissa sur elle-même, l’ombre gigantesque disparut avec elle ; l’Indien resta éclairé par la flamme.

Alors, moitié courant, moitié rampant, avec une agilité merveilleuse, il s’approcha du canal, se mit doucement à l’eau, et arriva au pied de la berge, sorte de muraille de terre qui s’élevait à pic, et la gravit en y enfonçant de courtes et fortes broches de bois de fer pointues, dont il se servait ensuite comme de points d’appui pour s’élever progressivement.

Arrivé sur la crête du retranchement, il acheva la sentinelle qui respirait encore, et, par un raffinement de barbarie, il étouffa le feu sous le cadavre du noir.

Ce côté du parallélogramme étant masqué à l’intérieur par l’élévation du bâtiment d’habitation, les sentinelles placées sur les autres berges ne purent s’apercevoir que le feu de l’une d’elles était éteint.

Les Piannakotaws, cachés dans les caféiers, attendaient que le feu fût éteint pour sortir de leur embuscade ; ils arrivèrent bientôt au nombre de sept sur les bords du canal, qu’ils traversèrent à la nage, ils escaladèrent la berge à leur tour, au moyen d’une corde de liane que le premier arrivé leur jeta.

Si l’on songe à l’adresse, à la légèreté, au silence de mort dont les Indiens enveloppent toutes leurs expéditions, on ne s’étonnera pas de l’adresse et de la célérité avec lesquelles fut exécutée cette audacieuse entreprise.

Sûrs de pouvoir exécuter leur retraite en se précipitant du haut en bas de la berge dans le canal qu’ils traverseraient à la nage, les Piannakotaws, d’après les ordres de l’Ourow-Kourow, qui avait attendu Cupidon au passage du biry-biry, commencèrent à se glisser un à un dans l’intérieur de l’habitation en descendant le revers de la berge qui s’inclinait en pente douce jusqu’au pied de la maison d’habitation. À peine étaient-ils arrivés dans cet endroit, qu’à travers une des lames des persiennes qui fermaient les croisées du rez-de-chaussée, deux petits morceaux de papier enflammé tombèrent à terre à peu de distance l’un de l’autre…

À ce signal, convenu sans doute, l’Ourow-Kourow, chef des Indiens, prononça à voix basse, mais distincte, le mot wag.

Tous restèrent immobiles.

Alors les persiennes s’entrouvrirent doucement, Jaguarette parut, et, à la faible lumière qui éclairait intérieurement cet appartement, on put voir un hamac de coton où Adoë dormait profondément, sous l’influence d’un somnifère.

Jaguarette leva deux fois ses bras en l’air en tournant les paumes de ses mains du côté des Indiens ; le chef et deux de ses gens s’approchèrent de la fenêtre, entrèrent dans la chambre.

Pendant que Jaguarette jetait un voile épais sur la figure de sa maîtresse, les deux Indiens décrochèrent le hamac, le chargèrent sur leurs épaules, sortirent du rez-de-chaussée et gagnèrent précipitamment le sommet de la berge ; là, ils attachèrent une corde à chaque extrémité du hamac, le firent glisser jusqu’au bord du canal, où deux Indiens, nageant d’une main, le reçurent de l’autre. Le poids d’Adoë était si léger, qu’ils traversèrent ainsi le canal à la nage, tenant le hamac un peu élevé au-dessus de l’eau.

Arrivés à l’autre bord, ils traversèrent la savane, et disparurent dans la plantation de caféiers sans que personne dans l’habitation se fût aperçu de l’enlèvement de la fille de Sporterfigdt.


CHAPITRE XVIII.

Bousy-Cray.


Bousy-Cray, mots qui signifient, en patois nègre, les forêts pleurent, était le principal établissement des nègres rebelles, commandés par Zam-Zam.

Cette espèce de camp retranché occupait une île assez grande, située au milieu d’un immense marécage. Une forêt presque impénétrable l’entourait au sud, à l’est et à l’ouest.

Au nord, une jetée naturelle séparait ce biry-biry d’un des bras de la rivière de Maroni, qui prend sa source au pied de la chaîne des montagnes Bleues, et se jette dans l’océan Atlantique à vingt lieues environ au sud de Surinam.

Les nègres et les Indiens connaissaient seuls ce chemin étroit et dangereux qui conduisait à Bousy-Cray ; partout recouvert de deux ou trois pieds de vase ou d’eau, il restait toujours submergé, et ne se distinguait en rien du reste du marécage.

Bousy-Cray renfermait de grandes provisions de riz, d’ignames, de manioc et de cassave ; une source d’eau vive fournissait de l’eau en abondance ; quelques parties de cette petite île étaient cultivées ; dans le cas d’un rigoureux blocus, elles pouvaient assurer la subsistance des rebelles pendant assez longtemps. Ce blocus ne pouvait d’ailleurs beaucoup durer, les assiégeants devant apporter leurs vivres avec eux, et ne trouvant pas à les renouveler au milieu de ces solitudes.

Deux ou trois cents huttes, construites en planches et recouvertes de feuilles de latanier, servaient de retraite aux nègres rebelles qui y habitaient avec leurs femmes et leurs enfants.

Au milieu de ce village on voyait la case de Zam-Zam. Elle était fort élevée, percée de quatre fenêtres, et dominait tout le marécage jusqu’à la lisière de la forêt.

À gauche, et à peu de distance de cette maison, étaient les bains et l’habitation des femmes du chef noir ; une palissade épaisse défendait ce gynécée de l’œil des curieux.

Non loin de la case de Zam-Zam, on voyait une chaumière d’une apparence bizarre ; des signes cabalistiques peints avec le suc de différents végétaux, mélangé de gomme et de vernis, couvraient sa porte de bois de fer.

Baboün-Knify, sorcière indienne de la tribu des Piannakotaws, alliés des rebelles, habitait cette demeure. Selon la coutume de ces peuples, une obiaï ou sorcière négresse avait été envoyée à la fois en échange et en otage au carbet des Indiens.

Zam-Zam, très-superstitieux, ne tentait aucune entreprise sans consulter la magicienne. Depuis quelques jours il était inquiet ; plusieurs petits partis des rebelles, envoyés en éclaireurs, avaient été complètement détruits par l’avant-garde des troupes du major Rudchop.

Les espions de Zam-Zam n’étaient pas revenus ; il attendait aussi vainement depuis deux jours un renfort de Piannakotaws.

Ne sachant s’il devait sortir de son repaire ou y attendre les blancs, il avait interrogé Baboün-Knify.

Celle-ci, après de longues évocations magiques, lui répondit que l’épreuve du serpent pouvait seule mettre un terme à ses incertitudes ; que Mama-Jumboë (esprit supérieur) prononcerait sa volonté sur cette épreuve.

Qui exécutait la volonté de Mama-Jumboë était sûr de la victoire.

Zam-Zam conjura la magicienne de tenter l’épreuve du serpent.

Un jeune noir, désigné par le sort pour figurer dans cette terrible cérémonie propitiatoire, fut enfermé pendant trois jours et soumis aux formalités religieuses qui précédaient le sacrifice.

Le jour et l’heure de l’épreuve étaient venus.

On entendit bientôt le roulement lugubre d’un coëroma, sorte de tambour ; les guerriers nègres, vêtus de caleçons rouges, les torses et les jambes nus, la tête recouverte d’une calotte d’osier et de joncs tressés, armés de fusils et de longs couteaux caraïbes, se rassemblèrent en silence sur la place qui entourait la demeure du chef et de la sorcière.

L’intérieur de la case de Baboün-Knify offrait un tableau bizarre, effrayant.

La porte et la fenêtre étaient fermées de manière à ne pas laisser entrer le moindre jour.

Quoiqu’on ne vit aucun luminaire apparent, la vive clarté qui régnait dans cette cabane donnait à tous les objets une teinte livide.

Cette lumière étrange et phosphorescente sortait par jets des profondes orbites d’une tête de mort placée près de la sorcière, sur un trépied fait d’ossements humains.

Deux veilleurs ou porte-lanternes[1], gros scarabées de l’espèce des mouches à feu, enfermés dans la concavité du crâne, produisaient cet effet singulier.

Baboün-Knify, quoiqu’elle eût quarante ans environ, était encore belle, d’une beauté sombre, presque farouche ; ses cheveux noirs tombaient en longues mèches sur ses épaules ; une couronne de coquillages de couleurs variées entourait son front élevé ; une ceinture d’aloès serrait, à sa taille, sa pagne rouge qui retombait jusqu’à ses pieds. Ses bras étaient nus jusqu’aux épaules ; elle appuyait son menton sur une de ses mains ; de l’autre elle agitait machinalement sa baguette divinatoire, en regardant d’un air triste et distrait le plafond de sa cabane.

Au lieu de la chouette et du hibou, oiseaux symboliques des sorciers du Nord, Baboün-Knify avait auprès d’elle, perché sur le sommet du crâne qui lui servait de lampe, un vampire ou spectre de la Guyane, appelé perro-volador[2] au Mexique.

  1. Cet insecte a été dessiné et décrit par mademoiselle de Meillan, qui l’a nommé le Veilleur ; mais les Hollandais le désignent sous un nom qui rappelle le bruit qu’il fait entendre vers le soir, et qui ressemble assez au bruit de l’acier sur la meule lorsqu’on repasse un couteau. Ce remarquable insecte est ainsi surnommé porte-lanterne, à cause de la lumière qu’il répand la nuit, lumière beaucoup plus forte que celle d’une mouche à feu, quelle que soit son espèce, et à la faveur de laquelle on peut parfaitement lire. Le porte-lanterne a plus de trois pouces de long ; il a le corps épais et de couleur verte avec quatre ailes transparentes, sur lesquelles brillent une grande variété de couleurs… (Stedman. — Voyage à Surinam, tome II.)
  2. Le vampire, quand la personne qu’il veut attaquer est endormie, ce qu’il reconnaît par instinct, s’abaisse près de sa victime, en se soutenant toujours au-dessus d’elle par le mouvement rapide et continu de ses énormes ailes ; puis, il fait un trou si petit qu’une tête d’épingle pourrait à peine y entrer, et qu’il ne