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mousses assez espacés les uns des autres pour que la clarté de la lune y pénétrât facilement.

Parfois on entendait au loin un cri singulier et retentissant ; il semblait venir du ciel et s’éloigner de plus eu plus.

Les Européens marchaient depuis une demi-heure ; ils avaient laissé derrière eux sur la route du camp des sentinelles qui, presque à chaque instant, s’interrogeaient et se répondaient par ces mots : Garde à vous !

Une sorte de chemin frayé s’ouvrit bientôt devant le détachement à travers la futaie. Celle-ci diminua beaucoup de hauteur, se changea en un taillis assez épais du milieu duquel s’élançaient çà et là quelques flèches de cocotiers et de palmiers.

On reconnaissait à ces traces que cette partie de la forêt avait été autrefois défrichée et cultivée par les nègres rebelles.

Tout à coup la route, qui serpentait, fit un brusque détour, et le détachement se trouva sur la lisière d’une immense clairière.

Un ruisseau assez rapide la traversait dans toute sa largeur, et courait au milieu d’une herbe épaisse.

De quelque côté que la vue se portât, on découvrait la lisière de la forêt, qui environnait de toutes parts cette vaste plaine, complètement éclairée par la lune.

Les cris des Indiens avaient complètement cessé. L’embuscade aérienne devenait inutile.

Hercule avait marché presque machinalement derrière le guide. La fatigue, l’émotion, le jeûne, commencèrent à réagir sur son cerveau.

Il se croyait quelquefois sous l’empire d’un songe, il éprouvait cette situation étrange qu’on ressent lorsqu’on a la conviction qu’on fait un rêve horrible, et que pourtant ce rêve continue malgré vous.

Alors l’on se résigne et l’on hâte de tous ses vœux le moment de la catastrophe qui doit vous éveiller par l’émotion violente qu’il vous cause.

Ce lieu où allait s’établir la grand’garde du détachement offrait un campement parfait.

On comprend la surprise et la joie des soldats ; au lieu de poursuivre une route difficile, périlleuse, qui pouvait être environnée d’embuscades, au lieu de faire halte dans un endroit rétréci, et de risquer ainsi d’être entourés à l’improviste, ils allaient attendre le jour au milieu d’une plaine où ils ne pouvaient risquer d’être surpris.

En cas d’attaque, leur retraite sur le camp était assurée par la route qu’ils laissaient derrière eux, et avec laquelle ils communiquaient au moyen de leurs vedettes, dont on entendait les cris de veille.

Hercule dépêcha un bas officier au major pour le prévenir que l’avant-garde était parfaitement postée, et pour lui donner des détails circonstanciés sur sa position.

Le sergent, avec une intelligence remarquable, après avoir préalablement consulté Hercule, qui approuva ses dispositions, plaça un peloton de réserve à l’entrée du chemin qui communiquait au camp ; des sentinelles avancées durent observer sur tous les points la lisière de la forêt, et donner l’éveil au détachement au moindre mouvement, à la moindre apparition.

Ces mesures prises, les soldats, que ce surcroit de fatigue avait harassés, se préparèrent à dormir. Ils ne marchaient jamais sans leurs hamacs ; à défaut de pieux pour les suspendre, ils les étendaient sur l’herbe. Le plus profond silence régna dans cette solitude.

Hercule, après avoir lutté quelque temps contre le sommeil, ôta son épée et ses pistolets de sa ceinture, et se coucha sur le hamac que son esclave lui avait apporté.

Avant de s’endormir, le fils du greffier, au milieu des idées confuses qui se croisaient dans son esprit affaibli, ne put s’empêcher de songer à Adoë, qu’il trouvait charmante, et dont la conduite bizarre l’avait singulièrement frappé.

La jeune fille lui avait paru aussi douce, aussi bonne que belle. Il se voyait avec elle habitant en paix, non pas Surinam, pays d’insurrection, de serpents, d’anthropophages, mais quelque cité tranquille de Hollande ; il aurait alors le droit de résister aux belliqueuses volontés de son père.

Avec quel bonheur il se rappellerait les tribulations passées !

— Si cet heureux moment arrivait jamais, se disait Hercule, en se retournant sur son hamac, je ne maudirais pas l’épouvantable vie que je mène depuis mon départ d’Europe ; car, bien tranquille au haut de mon paradis, je regarderais sans crainte dans l’enfer… Mais, ajoutait en soupirant le fils du greffier, ceci est peut-être un songe, comme ce qui m’arrive depuis quelque temps est peut-être aussi un songe. Cela n’est pas naturel. Je commence à le croire.

Ici, le monologue d’Hercule fut interrompu par un singulier phénomène.

Il était couché non loin du ruisseau dont on a parlé.

Ce ruisseau, large de cinq ou six pieds environ, coulait entre deux rives verdoyantes.

Tout à coup, Hercule crut voir le bord opposé à celui près duquel il se trouvait onduler doucement comme si le sol eût été mouvant et intérieurement soulevé ; puis cette rive, couverte d’herbes, sembla s’élever progressivement de deux pieds, et tout redevint immobile.

Ne pouvant se rendre compte de cette singularité, Hercule l’attribua à une illusion causée par le sommeil qui appesantissait malgré lui ses paupières ; il reprit le cours de ses pensées.

Plusieurs fois, pendant cette rêverie, la figure sauvage de Jaguarette traversa le souvenir du capitaine, et vint contraster avec le doux visage d’Adoë.

Hercule ne se rappelait pas sans inquiétude l’expression de colère presque farouche avec laquelle la petite Indienne l’avait quitté, lorsqu’il lui eut vivement reproché la légèreté de sa conduite.

Cette réflexion d’Hercule fut encore interrompue.

La rive du ruisseau s’éleva de nouveau par un mouvement presque insensible.

— Je rêve sans doute tout éveillé, se dit Hercule en fermant à demi les yeux. J’aime mieux rêver en dormant.

Et il céda bientôt au sommeil, contre lequel il luttait depuis longtemps.

Tout à coup le cri du tigri-fowlo se fit entendre.

La rive gauche du ruisseau s’abîma, quarante Piannakotaws couverts de fange semblèrent sortir des entrailles de la terre, sautèrent le ruisseau d’un bond, et se précipitèrent en silence sur les soldats endormis.

Ceux-ci, surpris, furent massacrés à coups de hache et de casse-tête.

Au cri imitatif du tigri-fowlo, d’autres Indiens, embusqués dans la forêt, se jetèrent à l’improviste sur les sentinelles, qui, entendant un grand tumulte derrière elles, s’étaient retournées du côté du ruisseau.

Ces soldats tombèrent sous les coups des Indiens presque sans dire une parole.

Surpris pendant son sommeil comme les autres soldats, le sergent Pipper était parvenu à saisir son sabre, et luttait vigoureusement contre trois Piannakotaws ; accablé par le nombre, désarmé, il allait périr : déjà un Indien le saisissait par sa funeste queue et levait sur lui sa hache, lorsque l’Ourow-Kourow, qui commandait cette embuscade, étendit son casse-tête d’un air impérieux, et dit d’une voix retentissante :

— Que les visages pâles soient exterminés, mais que la queue battante soit respectée, ainsi que le chef ! ce chef a de l’or à ses habits : s’il vit encore, qu’on l’épargne !

Cet ordre sauva la vie d’Hercule.

Saisi par deux Indiens qui le tenaient immobile, il ne fit pas un mouvement pour leur échapper, ne prononça pas un mot, et les regarda d’un œil fixe et stupide.

Entendant la voix de l’Ourow-Kourow, un des Indiens abaissa son couteau, qu’il tenait déjà près de la chevelure d’Hercule, et dit :

— Voici le chef des visages pâles ! voici l’or de son habit !

Et, arrachant les épaulettes du capitaine, il les offrit à l’Ourow-Kourow ; celui-ci les attacha sur son baudrier de plumes en manière de trophée, tout en examinant le malheureux Hercule, toujours immobile.

Une des principales vertus des Indiens est de savoir se résigner avec un noble silence, avec une impassibilité dédaigneuse, au sort qu’ils ne peuvent éviter.

Ils citent avec orgueil le guerrier qui, en mourant, ou en tombant dans le piège que lui a tendu l’ennemi, insulte à la joie de son vainqueur par son silence et par son mépris. Ils n’ont, au contraire, aucun respect pour le vaincu qui éclate en injures et en provocations impuissantes.

Sous ce rapport, il existait une différence complète entre Hercule et le sergent.

Pipper, furieux d’avoir été dupe de l’embuscade des Indiens, se débattait de toutes ses forces, malgré les entraves dont il était chargé, et poussait des cris de rage si furieux, que l’Ourow-Kourow le fit bâillonner, de peur qu’il ne donnât l’éveil aux sentinelles du chemin qui conduisait au camp.

Hercule, au contraire, ne faisait pas un mouvement : les bras croisés sur sa poitrine, il regardait autour de lui presque sans voir.

L’Ourow-Kourow, frappé d’admiration pour un stoïcisme que ceux de son peuple placent au premier rang des vertus guerrières, contemplait Hercule avec enthousiasme, et dit, en le montrant à ses Indiens :

— L’homme au cœur fort reste muet devant la mort qui l’attend… L’homme au cœur faible (et il désigna Pipper) s’irrite comme une femme. Le sacrifice de l’homme au cœur fort sera doux à Mama-Jumboë ; il aime à voir fumer le sang des guerriers courageux ; nous mangerons sa chair dans un festin solennel… La Queue brillante, le cœur faible, sera mangé par les femmes, auxquelles il ressemble par ses cris de colère impuissante. Maintenant, séparons-nous… Enlevez sur vos épaules la Queue brillante et celui que, pour son courage, je nomme le Lion superbe (de ce moment Hercule fut ainsi baptisé), et que demain le soleil nous retrouve dans notre kraal.

Les ordres de l’Ourow-Kourow furent exécutés. Pipper, enchevêtré dans un réseau de lianes, ne pouvait faire un mouvement. Deux Indiens le chargèrent sur leurs épaules, et ils s’enfoncèrent bientôt avec leur fardeau dans les profondeurs de la forêt.

Hercule Hardi subit le même sort ; par une marque de considération toute particulière pour le jeune capitaine, l’Ourow-Kourow ne quitta pas ceux des siens qui emportaient le Lion superbe.

Deux mots expliqueront le succès de l’embuscade des Indiens.

Sachant les Européens campés dans la forêt, ils espéraient que, lorsque leur cri de guerre retentirait, on enverrait un détachement en avant pour éclairer la marche de l’ennemi.

Guidé par les cris des Indiens, qui s’éloignaient de plus en plus, ce détachement, arrivant au milieu de la clairière dont on a parlé, devait nécessairement s’y établir comme dans une excellente position avancée.