Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/370

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

redoute était en notre pouvoir avec vingt-cinq pièces de canon ; nous étions huit cents hommes, l’ennemi était deux mille cinq cents… Vous pensez bien, monsieur, que, quand nous avons vu notre jeune colonel au feu, brave comme un lion, recevoir deux blessures, nous n’avons plus guère pensé à lui donner son compte ; car, après tout, voyez-vous, le soldat a du bon, faut savoir le prendre ; aussi, quand après l’affaire il nous a fait former un carré, nous lui avons tous demandé… Eh bien ! colonel, comment nous trouvez-vous ? Sommes-nous des lâches ? Hein ?

— Vous vous êtes bien battus, c’est tout simple, ce n’est pas assez : il faut que ceux qui ont tiré sur le colonel Picot se déclarent, sinon ils feront fusiller cinquante ou soixante de leurs camarades… Et je défie ceux qui ont commis ce mauvais coup d’avoir le courage de cette lâcheté-là… Un dragon, qui était par terre avec un biscaïen dans les reins, entend ça et dit : — C’est moi, colonel. C’était vrai ; et il crève. Un autre dragon qui n’était pas blessé, voyant ça, avoue aussi : c’était encore vrai, le colonel le fait arrêter ; le lendemain le dragon passe à un conseil de guerre et est fusillé. Depuis ce jour-là, monsieur, le colonel a fait du régiment tout ce qu’il a voulu ; nous nous serions fait hacher pour lui jusqu’au dernier ; d’un mot il nous aurait fait entrer dans un trou de souris. Le 17e dragons a toujours été à l’ordre de l’armée ; et pour la tenue, c’était un régiment si ficelé pour la propreté des personnes, que nous avions tous des brosses à dents dans notre paquetage. Voilà comme le colonel a fait des marquis avec des sangliers.

À ce moment du récit de Glapisson, le colonel entra dans le salon.


CHAPITRE II.

Les deux amis.


— Raoul !

— Anacharsis !

Ces deux exclamations échangées, les deux amis s’embrassèrent cordialement.

Raoul de Surville avait vingt-huit ans environ. Après la bataille de Wagram, il avait quitté son régiment pour revenir auprès de l’empereur, comme aide de camp.

Simple cavalier pendant le consulat, nommé officier sur le champ de bataille, il avait été bientôt remarqué par Napoléon, qui le prit pour officier d’ordonnance.

Ce premier pas fait, la carrière de M. de Surville fut aussi rapide que brillante ; de grands biens appartenant à sa famille lui furent rendus. On a vu qu’il justifia tant de faveurs par un courage à toute épreuve. En outre, souvent chargé de missions délicates, il les remplit avec autant de supériorité que de bonheur. Le colonel de Surville était d’une loyauté chevaleresque, d’un esprit plein de charme et de gaieté ; il chantait avec une grâce parfaite, dessinait à ravir, et dansait comme on dansait sous les règnes de Trénis et de Vestris ; généreux jusqu’à la prodigalité, rempli de goût et d’élégance, il avait, chose rare alors, les manières les plus exquises, précieuse tradition du dernier siècle.

Il devait cet avantage à un séjour de deux ans fait en Touraine, pendant sa première jeunesse, chez madame la maréchale princesse de Montlaur, alliée de sa famille, qui, à l’âge de soixante-dix ans, avait conservé toute la vivacité, toute la fermeté de son rare et excellent esprit.

Tant et de si séduisantes qualités, jointes à une figure enchanteresse, avaient assuré de nombreux et éclatants succès au colonel de Surville.

Un des traits les plus saillants de son caractère était une bonté, une délicatesse adorables ; la plus fervente amitié avait toujours survécu à ses passagères amours ; d’une discrétion profonde, nul ne portait plus loin que lui le respect, la reconnaissance, la religion pour les femmes qu’il avait aimées.

Ce qui le distinguait surtout de cette classe vulgaire et méchante des roués du dernier siècle, c’étaient ces sentiments d’honneur et de probité envers les femmes poussés jusqu’au rigorisme. Sentiments d’autant plus rares, qu’ordinairement les hommes traitent la femme qui leur a tout sacrifié beaucoup plus mal qu’ils n’oseraient traiter un de leurs compagnons de plaisirs les plus indifférents, sans autre excuse à cette brutalité que le dévouement et la faiblesse d’une pauvre créature qui ne peut se plaindre.

M. de Surville croyait au contraire que la femme à qui vous deviez un moment de bonheur devait être sacrée pour vous.

S’il était infidèle, il faisait oublier son inconstance à force de dévouement ; si on lui était infidèle, il trouvait dans le souvenir de la félicité passée et dans l’espoir d’un plaisir nouveau le moyen d’excuser la déception présente ; et puis, les consolations ne lui manquant jamais, il ne pouvait avoir de ces rancunes ingrates et impitoyables des gens qui ont plu par accident une fois dans leur vie.

Le colonel était d’une taille moyenne, pleine de souplesse et de grâce.

Ses yeux noirs et brillants donnaient à sa noble physionomie une expression remplie d’esprit et de vivacité. Ses cheveux châtains étaient soyeux et bouclés ; ses lèvres vermeilles, presque toujours souriantes, laissaient voir des dents d’un émail éblouissant.

Un riche et élégant uniforme d’aide de camp de l’empereur, vert et or, faisait encore valoir ce charmant extérieur.

— Ce bon Anacharsis !

— Ce cher Raoul ! répétèrent les deux amis en s’examinant avec intérêt.

— Qu’est-ce donc que ton vieux Dauphin vient de me conter ?… Vraiment, tu pars… et ce soir encore, sans me donner un jour ? dit Boisseau.

— Malheureusement, il m’est impossible de retarder mon départ d’une heure… Je viens des Tuileries, où j’ai reçu les derniers ordres de l’empereur ; je dois être à Vienne le 3 mars au plus tard, car le prince de Neufchâtel y arrivera le 5 ou le 6. Mon pauvre Anacharsis, si tu savais combien je regrette ce contre-temps ! Comment aussi ne m’as-tu pas écrit un mot ?…

— Que diable veux-tu ?… je te ménageais une surprise… Tiens, j’aurais dû m’en défier, car les surprises ne m’ont jamais réussi… Te souviens-tu, il y a deux ans, à ton retour d’Italie ? Je te prends au débotté, je te dis : — Raoul, il faut que je te mène souper chez mademoiselle Nanteuil, première cantatrice du théâtre de l’Impératrice : ça sera une charmante surprise, car elle ne m’attend pas.

— Oui, et je me souviens que ce fut au contraire toi qui fus fort surpris de ce que tu vis chez elle… Mais je te croyais en Espagne, en mission…

— Raoul, dit gravement Boisseau en montrant ses tempes grisonnantes, vois-tu cette blancheur prématurée ?

— En effet, mon pauvre Anacharsis, lorsqu’il y a un an je te quittai, rien n’annonçait cet hiver précoce.

— Eh bien ! mon ami, cette gelée blanche, pour me servir de ta comparaison, cette gelée blanche est le fruit d’une nuit, d’une seule nuit… dans un pays terriblement chaud ! pourtant.

— Comment cela, Anacharsis ?… explique-moi ce phénomène… Est-ce l’émotion ?… l’amour ? un jaloux espagnol ?… quelque danger ?…

— Oui, mon ami, un danger, un grand danger, mais dans lequel il n’y avait, hélas ! pas le moindre amour, pas la moindre jalousie. Voici le fait. Tu sais qu’il y a deux ans je m’ennuyais comme un mort, malgré mon immense fortune ; grâce à ta recommandation, je fus nommé auditeur au conseil d’État, attaché à la section des affaires étrangères… J’assistais à mon tour aux séances que présidait l’empereur… Un jour, le grand homme, après avoir beaucoup parlé en tailladant à son ordinaire sa table à grands coups de canif, s’était un moment appesanti, comme cela lui arrivait quelquefois en se courbant sur son pupitre et en appuyant sa tête sur ses deux bras ; la discussion avait continué, malgré son sommeil. Il s’agissait des affaires d’Espagne. Au bout d’un quart d’heure, le grand homme se réveille, reprend la discussion où il l’avait laissée… et la question qu’on agitait est résolue… Je te parle du sommeil de l’empereur, parce que c’est à son assoupissement passager… bien pardonnable d’ailleurs dans sa position, que j’attribue l’étrange aberration dont j’ai été victime.

— Ah ! mon Dieu, tu m’épouvantes !…

— Écoute… écoute… la séance terminée, l’empereur se retire dans son cabinet ; un quart d’heure après, l’huissier de service vient, de la part de Sa Majesté, me chercher à la buvette, où on nous traitait du reste à merveille. Je me souviens même que je mangeais une aile de bartavelle ; je laisse mon aile sur mon assiette. Je suis l’huissier, et je me trouve en face du grand homme. J’étais aussi près de lui que je le suis de toi. Il me regarde de son œil gris, véritable œil d’aigle, en se fourrant trois ou quatre prises de tabac dans le nez. Après m’avoir un instant contemplé en silence, il me dit : « Je ne vous ai pas encore vu, c’est étonnant ; vous n’avez pas la physionomie que je vous supposais. » Je saluai profondément, me trouvant très-honoré de ce que le grand homme se fût donné la peine de me supposer une physionomie. Enfin, il me dit de sa voix brève, en me montrant un paquet cacheté : « Vous partirez à l’instant pour Madrid avec ces dépêches ; cousez-les, cachez-les bien dans la doublure de votre habit ; si vous êtes attaqué par une guérilla et que vous y restiez, ces papiers ne tomberont pas au pouvoir de l’ennemi… Le roi d’Espagne vous donnera des ordres ultérieurs. C’est une mission périlleuse, très-périlleuse ; mais, ajouta le grand homme d’un air riant, en me pinçant l’oreille gauche, cette mission vous va comme un gant ; vous êtes un vrai brûlot ; vous avez fait vos preuves en Tyrol… »

— Ah çà ! quelle preuve avais-tu donc faite en Tyrol ?

— Aucune, mon ami, aucune ; mais attends la fin… Étourdi de ce que j’entendais, incapable de répondre un seul mot, je balbutiai quelques paroles inintelligibles ; je saluai de nouveau très-profondément, et j’allais me retirer lorsque l’empereur reprit d’une voix sérieuse, presque émue : « Ah çà ! vous savez bien qu’en tous cas j’aurai soin de votre mère, au moins ! Je la consolerai, car je sais que vous êtes un bon fils… Allez… soyez parti dans deux heures… Je compte sur vous. Je n’ai pas oublié le Tyrol… Je n’oublierai pas l’Espagne ! »

— Ta mère !… Mais je croyais que tu l’avais perdue il y a longtemps, dit le colonel de plus en plus étonné.

— Eh ! sans doute, mon cher ami, tout cela était le résultat d’un détestable quiproquo. Le grand homme, sans doute encore sous l’influence de son appesantissement passager, me prenait pour un certain Boitot…