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fond et dévoué ? De quel droit venez-vous épier ma conduite, pénétrer mes secrets ? Comment, encore une fois, vous que je croyais noble et loyal, osez-vous jouer un tel rôle ?

— Le seul rôle que je tienne à jouer auprès de vous, Jeanne, dit le colonel d’une voix émue et touchante, est celui de votre ami ; il m’impose des devoirs. Maintenant, la glace est brisée, je continuerai jusqu’au bout, j’ai la conscience de ce que je suis, de ce que je fais. Peu m’importent votre haine, vos mépris à cette heure… Vous serez plus juste un jour, mais aujourd’hui vous m’entendrez. Herman Forster est employé comme secrétaire par votre mari ; compromis, malgré sa grande jeunesse, dans une des sociétés secrètes d’Allemagne, il s’est réfugié en France… Le hasard l’a fait accueillir chez vous… Noble et généreuse à l’excès, son infortune, peut-être noblement soufferte, devait éveiller toutes vos sympathies… Cet étranger est beau, son air est candide, ses paroles expriment les sentiments les plus purs… et pourtant je ne sais quel secret pressentiment me dit que cet homme est dangereux… qu’il vous sera fatal…

— Un secret pressentiment ! s’écria madame de Bracciano avec une amère ironie ; et c’est sans autre preuve qu’un vague soupçon que vous, dans la position la plus brillante qu’un homme de votre âge puisse rêver… vous venez calomnier un orphelin… qui n’a d’autres ressources que celles qu’il trouve ici ? C’est sur des riens que vous basez une accusation aussi odieuse ?

— Eh ! ce sont aussi des riens, de vagues soupçons, qui m’ont découvert votre amour. Me suis-je trompé ? Je vous dis que cet homme a dans le regard quelque chose de morne, de glacé que je ne puis définir… Sombre et taciturne… il n’a ni l’entraînement ni la gaieté de son âge…

— Étranger, proscrit, seul au monde… il faut qu’il soit joyeux, n’est-ce pas ?

— Eh ! vive Dieu… vous l’aimez ! et lorsqu’à dix-huit ans l’amour d’une femme comme vous ne fait pas oublier tous les chagrins… c’est qu’on a autre chose que cet amour dans l’âme.

— Et qui vous dit, monsieur, qu’il sait l’intérêt qu’il m’inspire ?

— Ce ne serait pas modestie, ce serait de l’ingratitude à lui de ne s’en être pas aperçu… Mais non, il le sait, et cette dissimulation même m’effraye, je vous le répète, Jeanne. Il est des impressions qu’on ne peut expliquer, et dont pourtant la réaction est toute-puissante. Eh bien ! oui, l’influence de cet homme, influence dont vous ne vous rendez peut-être pas compte, m’épouvante pour vous… Je sais combien votre esprit est ardent et généreux. Vous m’avez dit cent fois, et je vous crois, que, si vous aimiez, vous n’hésiteriez pas un moment à sacrifier votre position, fût-elle mille fois plus élevée encore. Vous connaissant ainsi, je tremble pour vous, parce que l’homme que vous aimez n’est pas digne des immenses sacrifices que vous serez capable de lui faire… Ne me regardez pas avec colère, Jeanne… Je n’ai aucun intérêt à vous parler ainsi… Je pars ce soir pour bien longtemps… pour toujours peut-être ; car la guerre peut recommencer, et la vie du soldat a ses hasards… Me croyez-vous assez misérable pour mentir ou pour trouver une odieuse jouissance à vous laisser un soupçon au cœur ? Vous le savez, Jeanne, je le dis sans orgueil, mais avec conviction, je suis avant tout homme d’honneur, vous n’en avez jamais douté… Eh bien ! sur l’honneur, je vous jure qu’il n’y a en moi ni envie, ni jalousie, ni dépit ; l’influence que cet homme a sur vous me fait trembler pour votre avenir… Je ne puis vous dire autre chose, et il faut que ce sentiment soit bien puissant pour m’avoir fait surmonter toutes mes répugnances à vous parler ainsi…

— Mais c’est à devenir folle !… Qu’avez-vous à lui reprocher ? qu’a-t-il fait ? qu’a-t-il dit ? Des doutes aussi persistants que les vôtres ont une cause au moins !… un rien les a fait naître… je le veux, mais enfin ce rien existe… Tel imperceptible que soit le point de départ de vos effrayants soupçons, où est-il ?

— Que vous dirai-je… ce sont de ces nuances qui échappent souvent à l’analyse et qui laissent pourtant une impression ineffaçable. Tenez… par exemple, il y a peu de jours, nous étions ici, dans ce boudoir, vous, Herman et moi. Vous étiez rêveuse, triste ; vous veniez de me donner une lettre que vous aviez reçue d’un de nos amis d’Espagne ; je la lisais… lorsque par hasard je jetai les yeux sur Herman. De ma vie je n’oublierai le regard fixe qu’il attachait sur vous, le sourire sardonique, presque cruel, qui donna tout à coup à sa figure un caractère d’indéfinissable méchanceté… Je fus si frappé, que je ne pus retenir un mouvement. Herman Forster tourna vivement la tête vers moi ; voyant que je l’examinais, il fronça les sourcils et rougit comme s’il eût été impatient de se voir deviné. Sans doute, cette scène semble insignifiante, pourtant elle m’a laissé sous le coup d’une sorte de terreur.

Après quelques moments de silence, madame de Bracciano dit au colonel avec douceur :

— Écoutez-moi, Raoul, vous êtes le meilleur, le plus noble des hommes ; pardonnez-moi le mouvement de dépit involontaire que j’ai ressenti ; je vous crois incapable de calomnier qui que ce soit, mais je me crois aussi entraînée par trop d’affinité, par trop de sympathie, vers ce qui est grand et généreux, pour m’intéresser à un cœur perfide et méchant… Les sentiments vulgaires sont si loin de votre cœur… que vous ne pouvez les comprendre et même vous les avouer, lorsqu’ils vous surprennent à votre insu. Ce que vous croyez un pressentiment de votre intérêt pour moi… n’est peut-être qu’un mouvement involontaire de jalousie contre un homme que vous enviez sans doute, quoique son bonheur soit bien triste. Croyez-moi… votre amitié s’inquiète et s’alarme à tort : je vous le jure, je ne connais pas une âme plus pure, un caractère plus élevé que celui de ce pauvre étranger… Je ne sais pas ce que l’avenir me réserve, mais, quoi qu’il arrive, quelque chose me dit que ma confiance en lui ne sera jamais trompée.

M. de Surville allait répondre à madame de Bracciano, lorsque la princesse de Montlaur entra.


CHAPITRE IV.

Les adieux.


Quoique la maréchale princesse de Montlaur eût soixante-dix ans passés, sa taille élevée paraissait encore parfaitement droite et dégagée. On ne pouvait avoir un plus grand air ; cette extrême dignité était tempérée par une expression de bonté charmante, de spirituelle ironie ou de cette douce gaieté si rare chez les vieillards.

La princesse de Montlaur portait une simple et longue robe de satin gris, un mantelet, des mitaines et un bonnet de dentelles noires à l’ancienne mode. Ses cheveux blancs étaient crêpés et légèrement poudrés.

— Bonjour, mon enfant, dit-elle à madame de Bracciano en l’embrassant sur le front ; puis, tendant sa main blanche et maigre au colonel qui la baisa respectueusement, elle lui dit : — Eh bien ! Raoul… quand partez-vous ?

— Mais ce soir, madame ; je venais prendre vos ordres pour Vienne.

— Ce soir ?… déjà ? Votre empereur est sans pitié !

— Hélas ! madame, dit Raoul en souriant, je n’ai malheureusement pas le temps de recommencer notre interminable querelle et de défendre mon empereur contre vous.

— Mais je vous prie bien de croire que je ne l’attaque pas du tout… Je le juge… c’est bien assez, il trouverait même que c’est trop, j’en suis sûre.

— Oh ! quant à cela, il aime aussi peu la critique que s’il était roi légitime…

— Pouvez-vous parler ainsi, vous, Raoul ! un des nôtres !… comment vous êtes-vous laissé éblouir, ensorceler ainsi ?

— Mais, vous-même, ma tante ! dit madame de Bracciano, qui s’était remise de son émotion, et affectait de sourire… je vous ai vue aussi ensorcelée à votre retour des Tuileries après votre entrevue avec l’empereur…

— Vous, madame ? dit Raoul étonné, je ne savais pas…

— Hélas ! on cache ses péchés le plus qu’on peut ; j’aime mieux vous conter cette belle équipée, car Jeanne, avec son charme de fée, finirait par vous persuader, et à moi aussi, que je suis bonapartiste ; voici comme cela s’est passé : Un matin, quelques jours avant le mariage de ma nièce, mon valet de chambre m’annonce un monsieur… je ne sais plus qui, aide de camp de l’empereur ; je vois entrer un très-beau jeune homme, qui, dans les meilleurs termes du monde, me vient prier, de la part de Sa Majesté l’Empereur et Roi, s’il vous plaît, de vouloir bien me rendre, le lendemain à midi, aux Tuileries. Cet ordre, déguisé en prière, me parut assez peu rassurant ; je ne m’étais jamais gênée pour dire ma pensée sur ce régime-ci, et je songeais, à part moi, à l’exil de cette spirituelle et charmante duchesse de Chevreuse… Enfin, je répondis à cet aide de camp que je me rendrais aux ordres qu’il me transmettait. Le lendemain, je fis une prière à ma patronne, je pris mon grand courage, je m’enveloppai bien dans mon coqueluchon, et j’arrivai aux Tuileries… Ah ! mon cœur se serra douloureusement en montant cet escalier où pour la dernière fois je vis cette belle et adorable reine… Enfin, ajouta la princesse en surmontant son émotion, j’entrai dans la galerie de Diane, je ne sais pas comment ils l’appellent maintenant ; j’étais attendue, car depuis les huissiers jusqu’aux gentilshommes de service…

— Jusqu’aux chambellans, madame la maréchale, dit en souriant le colonel.

La princesse menaça Raoul du doigt, et reprit : — Les chambellans de service furent pour moi de la plus respectueuse prévenance. On m’annonça, ce qui me parut d’une étiquette un peu sauvage, et je me trouvai face à face avec l’Homme du Destin. Un moment, j’eus peur, mais mon vieux sang gaulois me monta au cœur, je fis bonne contenance, et, comme dit certaine nièce moqueuse, je pris mon air de princesse, et je montai sur mon grand cheval d’Espagne et du Saint-Empire. Après m’avoir un instant examinée d’un œil perçant, Bonaparte me dit : — J’ai voulu vous voir, madame la maréchale.

Je fis une demi-révérence, et je répondis très-sèchement d’un ton de victime révoltée :

— J’ai dû obéir aux ordres de l’empereur.

Il reprit :

— Votre mari était un excellent général… il a beaucoup fait pour l’armée, dans son temps ; et puis il a été fidèle à son roi… cela est beau… sous tous les régimes, madame la maréchale.