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Sans lui répondre Pierre Herbin alla en boitant près d’Herman, appuya sa hideuse figure sur l’épaule du jeune homme, et lut avec lui la lettre de Raoul, en souriant de temps à autre d’un air farouche.

— Wilhelmine Butler ! s’écria-t-il après avoir parcouru quelques lignes. En frappant du pied avec rage, il répéta : Wilhelmine Butler ! Comment a-t-il pu la découvrir ! Mort et damnation ! je t’avais bien dit qu’il ne fallait pas écrire.

— Eh ! s’écria Herman, ne le fallait-il pas ? pour… Et il dit un mot à l’oreille de Pierre Herbin.

— Alors, s’écria celui-ci, on convient d’un chiffre.

— On ne peut pas penser à tout… et surtout prévoir l’impossible, dit Herman avec impatience. Qui aurait jamais pensé que cet infernal colonel irait découvrir cette femme inconnue, cachée dans le plus obscur faubourg de Vienne ?… C’est une fatalité… un hasard inexplicable, dont je douterais sans cette lettre maudite, ajouta-t-il en frappant du pied avec rage.


Jean Glapisson.

Depuis le commencement de cette scène, les trails d’Herman semblaient complètement métamorphosés ; sa physionomie, ordinairement si ingénue, avait une expression dure et sardonique, et ses mains, presque toujours crispées, témoignaient de la violence de ses ressentiments.

Anacharsis Boisseau était toujours près de la porte qu’il essayait d’ouvrir ; ne pouvant y réussir, il frappa de toutes ses forces et cria au secours !

Soit que les deux hôtes de cette maison isolée fussent assurés de la complicité du portier, soit qu’ils fussent certains qu’il ne pouvait pas entendre les cris d’Anacharsis, ils ne firent aucune attention à ses clameurs et continuèrent de lire.

— Ah ! voici qui me regarde, dit Pierre Herbin en arrivant au passage qui le concernait, tout y est jusqu’au signalement, on dirait un rapport du préfet de police.

— Monsieur, messieurs ! s’écria Boisseau, qui, voyant l’inutilité de ses tentatives pour sortir de ce guêpier, commençait à être sérieusement alarmé, au nom de la loi, je vous somme de m’ouvrir cette porte… je vous promets à ce prix de ne pas dire un mot de cette indigne violence !

Herman et Pierre Herbin se regardèrent en silence, après avoir lu la lettre.

— Avant tout, dit Pierre Herbin, en faisant un geste significatif et en désignant Boisseau qui était derrière lui, il faut d’abord nous débarrasser de celui-là.

— Monsieur ! messieurs ! s’écria Anacharsis… je proteste… je déclare… c’est une indignité… Je suis venu chez monsieur en toute confiance. M. le colonel de Surville a bien voulu user de ménagement. Voulez-vous l’en faire repentir ?

— Il n’y a pas à balancer, dit Herman sans paraître écouter Boisseau ; lui seul peut tout perdre, tout dévoiler.

— Et ces lettres à l’empereur, à la princesse de Montlaur ! dit Pierre Herbin.

— Nous le fouillerons après, dit froidement Herman.

— Comment après ? s’écria Anacharsis. Qu’est-ce que cela veut dire ? Ah çà, mais, que comptez-vous me faire avant ?

— Ce que nous comptons te faire, monsieur l’ambassadeur, dit Pierre Herbin en s’avançant lentement vers Boisseau d’un air farouche, nous comptons te mettre dans l’impossibilité de parler et de nous nuire, quoique nous ne soyons pas des misérables comme le prétend ton ami Surville.

— Malheureux ! voudriez-vous m’assassiner ? s’écria Boisseau en joignant les mains avec terreur.

Pierre Herbin et Herman échangèrent un regard d’intelligence.

— Vous n’oseriez pas commettre un crime si abominable, répéta Boisseau en pâlissant.

— C’est selon, dit Pierre Herbin, pendant qu’Herman semblait relire avec une attention dévorante la lettre du colonel, et profondément réfléchir à quelques passages.

— Où sont d’abord les autres lettres que ce muscadin de colonel t’a envoyées ? reprit Pierre Herbin.

— Vous pouvez me fouiller, je ne les ai pas ; elles sont restées chez le colonel… rue de la Victoire.

— Ah ! elles sont restées rue de la Victoire… sans doute… sous la garde de ce Glapisson, que tu dois détacher à mes trousses pour m’espionner.

— Elles sont dans mon secrétaire, dont voici la clef.

Pierre Herbin s’approcha d’Herman, lui dit quelques mots à l’oreille. Celui-ci fit un signe d’approbation, mit sur une table du papier, de l’encre, une bougie, et se promena de long en large d’un air agité.

Pierre Herbin s’approcha de Boisseau, et, lui serrant le poignet comme dans un étau, il lui dit : — Assieds-toi à cette table et écris…

— Mais…

— Ah ! pas de mais… mille tonnerres, je ne les aime pas…

— Mais que dois-je écrire, encore ?

— Écris à ce Glapisson que tu lui envoies la clef de ton secrétaire, et de venir t’apporter ici lui-même les deux lettres que le colonel t’a adressées, l’une pour la princesse de Montlaur, l’autre pour l’empereur.

— Attirer ce brave homme dans un piège pareil… le faire assassiner peut-être, s’écria résolument Boisseau ? dussé-je périr mille fois, jamais ! jamais !

— Ah ! tu refuses, dit sourdement Pierre Herbin ; et il passa devant les yeux d’Anacharsis la lame aiguë du poignard d’Herman. Regarde bien ceci. Touche cette pointe… écris, ou tu es mort !

Sans avoir un grand courage, Anacharsis Boisseau était incapable de faire une infamie par lâcheté ; malgré sa terreur, il aurait tout bravé plutôt que de compromettre davantage les intérêts que le colonel lui avait confiés.

Heureusement l’ex-diplomate fut subitement éclairé par une idée lumineuse, par une réflexion pleine de bon sens.

Au grand étonnement de Pierre Herbin, qui brandissait toujours son poignard d’un air terrible, Boisseau parut se rassurer peu à peu, se renversa sur le dossier de sa chaise, croisa ses mains sur son ventre, fit tourner ses pouces, regarda Pierre Herbin en face, et lui dit en haussant les épaules :

— Laissez donc là votre poignard… vous ne me faites pas peur… vous n’oseriez pas m’assassiner. Mon fiacre est en bas ; un de mes gens l’a été chercher. Ne me voyant pas revenir, tout à l’heure le cocher frappera ici. Que lui direz-vous ? Que je le renvoie ? Bon ! mais mes gens, inquiets de moi, ne me voyant pas revenir, iront faire leur déposition à la police ; on retrouvera facilement le fiacre qui m’a amené ici, il indiquera cette maison… Vous serez arrêtés. Aussi, maintenant je me moque de vos menaces comme de ça. Et Anacharsis fit bravement claquer son pouce.

Cette observation sembla faire quelque effet sur les deux complices.

— Allons… allons, dit Pierre Herbin, tu n’es pas trop bête pour ton âge. Tu nous donnes une idée, tu n’as rien à craindre pour ta vie… sois tranquille… nous te croyions plus poltron que tu ne l’es réellement, et nous espérions nous servir de ta peur pour obtenir les lettres que tu as encore… Ces lettres, nous les obtiendrons d’une manière ou de l’autre ; ça nous regarde ; quant à toi, tu resteras enfermé ici jusqu’à ce que nous ayons terminé les affaires que tu espérais bien embrouiller.

— Ta… ta… ta, reprit Boisseau avec une nouvelle assurance et fort enhardi par son premier succès, vous ne me retiendrez pas plus pri-