Entre nous, Jeanne, que pouvais-je répondre ? il avait raison ; et je devins muette devant la justice et la vérité.
« D’ailleurs, reprit l’empereur, il n’est pas dans mes habitudes de condamner les gens sans les entendre. » Il sonna en disant ces mots, et donna ordre d’aller sur-le-champ chercher M. de Bracciano. « Devant vous, madame, reprit-il, je l’interrogerai ; je lui ferai part des désirs de madame votre nièce. Tout ce que je puis faire, à votre seule considération, c’est de vous promettre que, si M. de Bracciano consent à ce que sa femme vive loin de lui, j’y consentirai, quoique, je vous le répète, je trouve ces sortes de séparations du plus mauvais, du plus dangereux exemple. » Je ne pouvais, vous le sentez, m’opposer à la volonté de l’empereur. Votre mari vint. Son maître lui dit toute notre conversation. Quoiqu’il vît par là que j’avais eu la générosité de taire les seules circonstances qui auraient peut-être pu, en irritant l’empereur contre lui, le disposer à nous écouter favorablement, M. de Bracciano eut l’indignité de dire, en affectant une confiance et une résignation hypocrites, qu’il ne vous accusait pas de cette démarche si pénible pour lui, qu’il croyait votre conduite au-dessus de tout reproche, mais que vous aviez été sans doute poussée à cette fâcheuse démarche par un de vos parents qui avait sur vous une dangereuse influence, en un mot, par M. de Surville…
Jusqu’alors Jeanne avait écouté sa tante avec une sorte de stupeur ; voyant tout espoir perdu pour elle, elle poursuivait, dans sa pensée, avec une douloureuse ténacité, la résolution fatale qu’elle venait de prendre ; mais, au nom de M. de Surville, elle releva brusquement la tête et s’écria : — Raoul !… il a accusé Raoul…
— Hélas ! oui, dit madame de Montlaur, qui, sans regarder Raoul comme l’instigateur du divorce, croyait au moins sa nièce sérieusement occupée du colonel. Alors, mon enfant, je ne saurais vous dire la colère de l’empereur.
« Surville !… s’est-il écrié, Surville, que je traitais comme mon fils… que j’ai comblé, lui que je croyais un homme d’honneur par excellence, jouer un rôle si odieux… Abuser de sa parenté pour porter le trouble dans une union formée par mes soins ; c’est indigne… Me manquer à ce point… quand, à cette heure encore, je lui donne la plus grande marque de confiance qu’on puisse donner à un homme. »
— Mais c’est infâme ! s’écria Jeanne. Raoul est innocent de ce qu’on lui reproche !
— Eh ! sans doute, mon enfant ; c’est ce que je me suis hâtée de dire, d’affirmer à l’empereur.
— « Sire, me suis-je écriée, vous m’avez dit tout à l’heure que vous croyiez à la sûreté de ma parole… Eh bien ! je jure à Votre Majesté que M. de Surville est étranger à la détermination que madame de Bracciano veut prendre.
— « Je ne doute pas que vous n’ayez la conviction de ce que vous affirmez, madame, me répondit l’empereur d’un ton sec, mais il se peut que votre conviction ait été surprise… Vous avertirez votre nièce, madame, que, loin d’encourager ses folies, pour ne pas dire ses criminelles espérances, je prêterai à son mari, que j’aime et que j’estime, tout l’appui qu’il peut attendre de moi… et que d’ailleurs la loi lui garantit… Quant à M. de Surville, je lui laverai la tête d’importance. » Et, sans attendre ma réponse, il me salua de la main et rentra dans son cabinet, suivi de M. de Bracciano… Pour la première fois de ma vie je regrettai presque pas de n’avoir pas commis une méchante action… car si l’empereur n’avait pas disparu si tôt, peut-être aurais-je été capable de lui dévoiler l’abominable duplicité de M. de Bracciano.
— Pauvre Raoul, dit tristement Jeanne ; il est donc vrai que je serai fatale à tous ceux qui me porteront intérêt… Puis elle ajouta, en se parlant à elle-même : Ses pressentiments ne le trompaient pas… Cet amour devait être malheureux… oh ! bien malheureux…
— Que dites-vous, mon enfant ? dit madame de Montlaur.
— Rien… rien… ma tante, reprit Jeanne en sortant de sa rêverie. M. de Bracciano m’avait déjà parlé de ses soupçons sur Raoul ; je lui avais dit combien ils étaient peu fondés… il ne m’a pas crue… il l’a lâchement accusé auprès de l’empereur… et Dieu sait si j’ai été un moment guidée dans ma résolution par la pensée de Raoul.
Madame de Montlaur regardait sa nièce avec un étonnement douloureux ; elle voyait dans les paroles de Jeanne et un mensonge et un manque de confiance qui lui faisaient mal. Après quelques moments de silence, elle lui dit d’une voix émue : — Mon enfant, il est certains secrets qu’une mère seule aurait le droit de demander à sa fille… Je ne vous ferai pas de questions… quoique votre détermination de divorcer d’avec M. de Bracciano me donne lieu de croire que vous n’êtes si jalouse d’obtenir votre liberté que pour vous unir à une personne que vous aimez depuis longtemps.
— Et cela est vrai, ma tante, lui dit Jeanne d’une voix calme, mais affaiblie ; il faut renoncer à cet espoir… j’y renonce.
— Vous souffrez affreusement… Malheureuse enfant ! dit madame de Montlaur, sans s’arrêter à ce que les paroles de Jeanne devaient avoir d’inexplicable pour elle ; puis, les yeux baignés de larmes, elle prit tendrement les mains de sa nièce dans les siennes.
— Moi… non… non, ma tante, je ne souffre plus… On ne souffre que du doute… l’agonie seule est douloureuse…
— De quel accent vous me dites cela, Jeanne !… Jeanne, vous m’effrayez.
— Vous avez tort, ma tante… je suis calme. Je vois maintenant clairement l’avenir qui m’est réservé… Un sourire sardonique et froid vint planer sur ses lèvres ; elle ajouta : — Vivre désormais avec M. de Bracciano… être près de lui… vivre dans son intimité… échanger avec lui mes plus secrètes pensées…
— Mais, Jeanne, je vous dis que vous m’épouvantez… s’écria la maréchale en se levant à demi et en saisissant la main de sa nièce qui la lui abandonna machinalement et continua d’un air égaré :
— Servir d’instrument à son ambition… à ses trahisons… partager avec lui le fruit de nos perfidies communes… Ah !… ah !… ah !… c’est un avenir digne de moi… C’est bien l’avenir que j’avais rêvé.
L’inquiétude de la princesse fut au comble, lorsqu’elle entendit l’éclat de rire étrange de sa nièce ; elle tâcha de la rappeler à elle-même, lui prodigua les plus tendres caresses, la serra plusieurs fois contre son cœur.
Au bout de quelques minutes, Jeanne sembla sortir d’un songe pénible, regarda fixement sa tante, passa ses mains sur ses yeux, et se rappelant sans doute tout à coup ce qui s’était passé : — Ma tante… ma tante… il est donc vrai, plus d’espoir ! s’écria-t-elle avec un douloureux gémissement.
— Si mon enfant, il y a toujours de l’espoir. Dieu ne nous abandonne jamais ; votre conduite a toujours été irréprochable, elle vous sera comptée… Le temps… l’oubli… calmeront peu à peu ces blessures aujourd’hui si cuisantes. La conscience de remplir noblement un devoir vous aidera à supporter vos chagrins ;… vous regarderez autour de vous… et vous vous consolerez peut-être en songeant à ceux qui sont plus à plaindre encore.
— Sans doute, ma tante, vous avez raison, dit Jeanne avec une apparente résolution… l’oubli… calme toutes les douleurs ; ne pensons plus à cela… comme dit l’empereur, ce sont des folies de jeune femme… je reprendrai ma vie habituelle… que faire contre l’impossible ?… se résigner, n’est-ce pas ? Eh bien !… je me résignerai.
— Vrai !… bien vrai, Jeanne… Hélas ! mon enfant, cette louable résolution me paraît bien prompte.
— Pourquoi, ma tante ? dit Jeanne en essuyant ses yeux et en tâchant de sourire. Vous savez que j’ai du courage quand je le veux… Eh bien ! je me dis… ce que je désirais de toutes les forces de mon âme ne se peut réaliser… Que faire ? souffrir ! Je souffrirai… je mettrai ma confiance en Dieu… et peut-être aura-t-il pitié de moi !
Madame de Bracciano semblait si convaincue de ce qu’elle disait, que la princesse se sentit un peu rassurée.
— Sans doute, dit-elle, cet orage se calmera. Tel indigne que soit un homme, il rougit toujours de certains torts… En ne vous accablant pas de sa présence. M. de Bracciano voudra vous faire oublier les odieuses révélations qu’il vous a faites… Vous serez, sinon heureuse, du moins tranquille… Libre à vous de chercher au fond de votre cœur de doux et consolants souvenirs.
— Cela est vrai, ma tante… maintenant j’envisage cela comme vous… Pardonnez-moi seulement la peine que j’ai pu vous causer… des démarches toujours pénibles pour vous… À cette heure je préfère presque qu’il en soit ainsi, comme je vous le disais… Mon sort est fixé, je sais ce qui me reste… ce que je perds… ce qui m’attend.
À ce moment, on frappa à la porte de la chambre de madame de Bracciano.
Elle ordonna d’entrer, et une de ses femmes remit une lettre à la princesse de Montlaur.
Cette lettre était d’un des amis très-intimes de la princesse qui, par ses fonctions, était parfaitement instruit de ce qui se passait dans le cabinet de l’empereur.
Qu’on juge du chagrin, de l’effroi de madame de Montlaur, lorsqu’elle lut les lignes suivantes :
« Je vous écris un mot à la hâte, ma bonne et chère princesse, pour vous apprendre une triste nouvelle et vous mettre peut-être à même d’empêcher de grands malheurs. L’empereur apprend à l’instant que le colonel Raoul de Surville a quitté Vienne, et est rentré en France sans ordre et sans permission. Le colonel était chargé d’une mission de la dernière importance, et l’empereur a su qu’il ne s’en était pas occupé. J’ignore si le retour de M. de Surville a quelque rapport avec l’entretien que vous avez eu ce matin avec l’empereur et M. de Bracciano ; mais Sa Majesté a fait aussitôt appeler ce dernier ; il est resté assez longtemps dans le cabinet de l’empereur, et des ordres ont été immédiatement envoyés au commandant de la place de Paris et au ministre de la police ; l’empereur semble furieux contre le colonel. Si vous avez quelques indices sur ce dernier, prévenez-le de se tenir caché pendant que ses amis agiront pour lui. Brûlez cette lettre, chère princesse, vous comprenez tout le danger de cette indiscrétion, si elle était découverte.
Après avoir lu cette lettre une seconde fois, la maréchale la brûla ; sa nièce était si absorbée dans ses réflexions, qu’elle ne s’aperçut pas de l’action de sa tante.
Madame de Montlaur, craignant de porter un nouveau coup à Jeanne, ne lui parla pas de ce nouvel incident, la conjura de se calmer, remonta chez elle, et, agitée de nouvelles inquiétudes, elle envoya à l’instant un homme de confiance chez le colonel de Surville, pour savoir s’il n’était pas arrivé.