Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/397

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Herman Forster !… et voyez comme tout se tient ! Herman Forster, à son tour, peut choisir entre deux femmes : l’une, belle, vertueuse, dévouée, grande dame qui l’adore ; l’autre, petite malheureuse, au minois chiffonné, à l’œil libertin, à la conduite perdue… Que fait-il ? Il épouse la grande dame parce qu’elle est riche ; mais c’est le minois chiffonné qu’il aime à la rage !… Enfin, dis… est-ce vrai ?

— Vous êtes un grand philosophe, Pierre Herbin ; mais vous ne dites là rien de nouveau… il en est ainsi depuis que le monde est monde : la faute en est à la nature.


Herman debout la tenait toujours par le poignet ; la malheureuse femme semblait mourante.

— Bonne excuse, sur ma parole… Mais sais-tu que tu me fais quelquefois trembler, avec ton air doux et patelin ? À propos de cela, sais-tu aussi que je crains souvent que tu ne refuses de me payer l’obligation de cent mille écus que tu m’as souscrite, lorsque tu seras en possession des biens de la belle aux yeux doux ?… Tu es mineur, et ce titre peut être récusé par toi. — Peux-tu penser cela, Pierre ?

— Certainement, je le pense. Mais je n’avais aucun moyen de t’engager autrement, et puis, après tout, tu es le fils d’un honnête homme que j’aimais quand j’étais honnête homme moi-même… En admettant que tu pousses l’ingratitude jusqu’à nier tes promesses, je me consolerais en pensant que j’ai fait ce que j’ai fait pour la mémoire de ton père ; entends-tu, diabolique personnage ?…

— Diabolique personnage ! dit Herman en haussant les épaules. Et en quoi suis-je si diabolique ? Ai-je pu empêcher cette femme de se jeter à ma tête ? Ne m’a-t-elle pas fait toutes les avances, avances les plus vertueuses du monde, je me plais à lui rendre cette justice, avances que ma réserve, habilement calculée, avait provoquées sans doute… Eh bien ! soit… mais c’est de bonne guerre… L’affaire était assez grave… (quatre millions de fortune, sans compter la tante), pour que je jouasse serré, comme on dit… Maintenant, la loi autorise la duchesse à m’offrir sa main et son immense fortune, en tout bien tout honneur. J’accepte… morbleu… j’accepte de grand cœur ! Où est le mal ? Est-ce ma liaison avec Juliette que vous me reprochez, monsieur Herbin ?… Eh bien ! après tout… quand je donnerais un millier de louis par an à cette gentille fille, qui m’aidera à supporter les ennuis du mariage comme elle m’a aidé à supporter les ennuis de ma vie de garçon, où serait encore le mal ? Est-ce que cela ne se fait pas tous les jours ? Pourvu qu’on y mette des égards, du mystère… une femme qui sait vivre… et je vous réponds que madame Herman saura vivre ; je le lui apprendrai… une femme qui sait vivre ferme les yeux sur ces choses-là…

Pierre Herbin resta stupéfait ; malgré sa grossièreté, cet homme semblait effrayé de ce froid cynisme d’Herman.

— Ah çà ! lui dit-il, vraiment, tu n’aimes pas du tout d’amour celle jolie femme ?

— C’est bizarre, si vous voulez… mais on n’est pas maître de cela… L’amour ne se commande pas… Je l’estime, si vous voulez… quoique avec elle je ressente toujours une sorte de gêne dont je lui en veux presque… car cette gêne me fait sentir la distance qui nous sépare… Et puis elle me donne tant… qu’au bout de quelques mois de mariage, les premières illusions passées, elle me reprochera, j’en suis sûr, la fortune qu’elle m’aura apportée… Sa fortune… je suis sûr que ce sera son grand mot !… son grand cheval de bataille !

— Bravo… mon garçon… par cette prévision… tu atteins le sublime de l’ingratitude… Quand on prend du galon, on n’en saurait trop prendre. Ainsi donc, c’est cette coquine de Juliette qui possédera seule ton noble cœur ?

— Est-ce ma faute à moi… si elle m’a ensorcelé ! elle a quelque chose de si piquant !… Allons, allons, monsieur Pierre Herbin, ne songeons pas à cela… songeons à mon mariage d’abord, puisque, par un bienheureux hasard, M. le duc de Bracciano étant accusateur public… a fait…


À la première insolence de cet homme tu le souffletteras.

Herman fut interrompu. La porte du cabinet où était Jeanne s’ouvrit.

La malheureuse femme sortit. Elle était pâle comme un spectre et pouvait à peine se soutenir. Sans prononcer un seul mot, sans jeter un regard sur Herman et sur Herbin, qui restaient pétrifiés, elle se dirigea lentement vers la porte. Elle en touchait le seuil, lorsque Herman, sortant de sa stupeur, se précipita vers elle, la saisit rudement par le bras, ferma la porte et s’écria : — Vous se sortirez pas !