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Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/399

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CHAPITRE XXII.

Secours.


On continuait toujours de frapper à la porte de la rue.

— Remontez chez vous. Pierre Herbin, dit Herman à voix basse. Je ne sais ce que c’est ; je vais me coucher tout habillé pour ne pas donner de soupçons.

— Quoique tu m’aies frappé, et que tu sois l’homme le plus méchant que je connaisse, dit Pierre Herbin, je ne te laisserai pas seul dans un moment pareil. Il y a peut-être du danger ; on s’est peut-être aperçu de la fuite de la duchesse. Voyons… du sang-froid, du calme… vite, un fauteuil, assieds-toi. La table entre nous… mets-y ce pot à tabac… Donne-moi une pipe, tisonne le feu, et ayons l’air de causer de la pluie et du beau temps au coin du feu. Écoute… écoute, on frappe toujours. Cet ivrogne de portier dort comme un sourd.

— Silence… dit Herman en avançant la tête, on a prononcé mon nom…

— Si l’ordre n’avait pas été donné d’arrêter le colonel aux barrières, je croirais que c’est lui, dit Pierre Herbin.

— Lui ! s’écria Herman, je le tuerais ! maintenant qu’il pourrait épouser cette femme. Je te dis que je le tuerais !

— Fou que tu es, si on te laissait faire, ce serait bientôt la fin du monde, dit Herbin en allumant sa pipe ; puis il ajouta : — Il serait peut-être plus prudent d’aller ouvrir nous-mêmes, ça éloignerait tout soupçon. Je vais toujours voir qui frappe.

Ce disant, pendant qu’Herman allait écouter sur le palier de l’escalier, afin d’entendre si le portier se levait, Pierre Herbin ouvrit la fenêtre, avança la lampe au dehors, et, à sa clarté vacillante, aperçut deux hommes à cheval.

Les galons ou broderies dont était chargée la veste de l’un d’eux brillaient dans l’obscurité.

— Que voulez-vous ? s’écria Pierre Herbin ; on ne fait pas un tel bruit à cette heure dans une maison paisible, c’est indécent.

— Je veux parler à M. Herman Forster à l’instant même, dit une voix qui arriva au troisième étage, affaiblie par le mugissement du vent.

— Revenez demain matin, dit Pierre Herbin.

Au lieu de lui répondre, les deux hommes entrèrent précipitamment dans l’allée. Le portier venait sans doute de leur ouvrir. Les chevaux, fatigués, restèrent exposés à la pluie qui tombait à torrents. Pierre Herbin referma la fenêtre, se retourna et vit Herman blotti en embuscade derrière la porte de la chambre, tenant d’une main le pêne de la serrure, et de l’autre son poignard levé.

— Un assassinat, s’écria-t-il, diable ! je n’en mange pas ! Il est donc enragé, ce malheureux-là !

À peine avait-il prononcé ces mots, en se jetant sur Herman, que la porte s’ouvrit brusquement, et le coup destiné à la personne qui entrait la première atteignit Pierre Herbin au bras, et lui fit une légère blessure. Tout ceci se passa en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire.

La lutte d’Herman et de son compagnon dura à peine une seconde, pendant laquelle Herman, tâchant d’arracher son poignard des mains ensanglantées de Pierre Herbin, s’écriait :

— Laisse-moi… je veux le tuer !

— Tu ne tueras rien du tout, dit une voix rude.

Et l’un des nouveaux arrivants, l’ex-dragon Glapisson, se joignant à Pierre Herbin, désarma Herman après une vigoureuse résistance.

— Ménage-le, dit l’autre personne.

— Oui, mon colonel, dit Glapisson, je veux seulement lui ôter cette épingle.

— Monsieur de Surville ! s’écria Pierre Herbin en se retournant.

— Oui, misérable que vous êtes ! et j’arrive à temps pour vous traiter comme vous le méritez.

— Monsieur, vous n’êtes pas juste, dit Pierre Herbin en montrant le sang qui couvrait sa main et coulait de la blessure de son bras. Je me suis jeté au-devant du coup qui vous était destiné.

— Il serait vrai ! dit Raoul d’un air étonné. Alors, pardon, monsieur ; Mais, vous sachant l’ami de cet homme (et il montra Herman), je devais vous croire son complice.

Il était évident que le colonel ne savait pas que madame de Bracciano était chez Herman ; son premier mouvement eût été de la chercher.

Herman eut un moment de vague espoir ; si Pierre Herbin ne parlait pas, la cachette où était renfermée Jeanne n’était pas découverte, et, quoique les projets d’Herman ne fussent pas arrêtés, le gain de quelques heures importait beaucoup à sa vengeance.

S’ils n’eussent pas entendu la voix du colonel, Herman et Herbin auraient eu de la peine à le reconnaître. Voulant voyager plus inconnu et surtout avec une plus grande rapidité, M. de Surville s’était vêtu en courrier ; sa veste verte galonnée d’or, sa culotte de daim et ses bottes fortes étaient souillées de boue et ruisselaient de pluie. Il arrivait de Vienne à franc étrier.

Les ordres que le ministre de la police avait donnés aux barrières de Paris d’arrêter M. de Surville avaient été ainsi éludés. On prit Raoul pour un courrier de cabinet : il passa. Il se rendit d’abord chez lui. Apprenant la disparition de Boisseau, un secret instinct lui dit qu’Herman n’était peut-être pas étranger à cet événement. Pouvant avoir besoin d’aide, il ordonna à Glapisson de monter le cheval du postillon, et arriva bientôt, ainsi que nous l’avons dit, dans la demeure d’Herman.

Pour que la conduite du colonel de Surville soit appréciée dans toute sa valeur, nous devons répéter que, tout en ayant pour madame de Bracciano le plus tendre attachement, il ne l’aimait plus d’amour. Une affection passionnément partagée le rendait fort heureux depuis quelque temps. Son dévouement tout fraternel pour Jeanne était donc d’autant plus noble, qu’il était complètement désintéressé.

— Glapisson, ferme la porte, dit M. de Surville. Puis, s’adressant à Herman : — Maintenant, monsieur, écoutez-moi.


CHAPITRE XXIII.

Le voyage.


À l’ordre du colonel, Glapisson se plaça près de la porte d’entrée.

Herman debout, les bras croisés, adossé au mur, regardait impudemment Raoul. Pierre Herbin, assis sur un angle de la table, essuyait avec son mouchoir le sang qui couvrait ses mains.

M. de Surville, pâle et visiblement ému, dit à Herman

— Il y a deux jours, un de mes amis, M. Boisseau, est venu vous donner connaissance d’une lettre de moi… depuis, il n’a plus reparu chez moi. Qu’est-il devenu ? Répondez. Mon inquiétude ne me permet pas d’attendre que la justice informe.

— Rassurez-vous, monsieur, dit Pierre Herbin, votre ami ne court aucun danger sérieux, je vous en donne ma parole.

— Votre parole, monsieur ? répondit Raoul avec hésitation.

— Aussi vrai que mon sang coule, monsieur ; vous pouvez me croire.

— Mais enfin où est-il ?

— Vous savez le sujet de la lettre dont il venait nous donner connaissance, colonel ; vous comprenez donc combien il était important pour Herman d’empêcher votre émissaire d’agir, mais nous nous sommes bornés à prendre cette précaution. Vous en aurez la preuve… tout à l’heure, peut-être, dit Pierre Herbin.

Herman fit un mouvement. Pierre Herbin le regarda, et lui dit :

— Ne m’interromps pas… j’arrangerai tout pour le mieux.

— Ces réponses ne me satisfont qu’à demi, dit Raoul. Plus tard, il faudra bien qu’elles soient moins obscures. Mais terminons, car j’ai hâte d’en finir. Jacques Butler, vous avez été condamné à dix ans de prison pour vol ! dit Raoul en montrant quelques papiers à Herman.

— Je ne m’appelle pas Jacques Butler ; je me nomme Herman Forster, dit Herman.

— Je vous dis que vous êtes Jacques Butler ! En arrivant à Vienne, j’avais conçu des soupçons contre vous. M. de Bracciano, vous croyant banni, ainsi que vous le lui avez dit, pour un crime politique, m’avait chargé de faire quelques réclamations auprès de la chancellerie de l’Empire ; voulant savoir si la défiance que vous m’inpiriez était fondée sur autre chose que sur un éloignement instinctif, je mis la plus grande activité dans mes démarches. Vous vous étiez dit condamné politique, on ne trouva aucun condamné politique du nom d’Herman Forster. Je donnai votre signalement pour aider aux recherches. Sachant l’intérêt que je portais aux renseignements, on alla plus loin : on descendit dans la catégorie des crimes. Votre signalement se rapporta si exactement à celui de Jacques Butler, condamné pour vol, que je ne doutai plus que vous ne fussiez ce Jacques Butler. Malgré ma répugnance pour les ignobles détails dans lesquels il fallait entrer afin de pénétrer la vérité, une fois votre véritable nom connu, j’arrivai bientôt jusqu’à votre mère, Wilhelmine Butler, retirée dans un des plus obscurs faubourgs de Vienne. Je trouvai cette malheureuse femme pleurant sur votre infamie ; son chagrin me toucha tellement, elle me parut si honnête, que je m’ouvris à elle. Je lui dis une partie de ce qui vous concernait ; que vous aviez trouvé une place honorable, que vous remplissiez sous le nom d’Herman Forster, mais qu’un grave abus de confiance pouvait vous la faire perdre ; qu’il fallait que vous quittassiez la France à l’heure même ; que je me chargerais de tout, et que si elle avait conservé quelque influence sur vous, je l’engageais, dans votre intérêt, à vous enjoindre de suivre mes ordres. Elle me remercia en versant des larmes de reconnaissance, me montra plusieurs lettres de vous. J’en ai une ici. Dans la dernière, sans vous expliquer, vous lui faisiez part de magnifiques espérances qui devaient, disiez-vous, prochainement se réaliser… Je frémis en songeant au malheur irréparable que votre fourberie pouvait causer. J’écrivis à mon ami de venir vous trouver à l’instant… pensant qu’il suffirait de prononcer le nom de votre mère pour vous prouver que tout était découvert, et que vous n’hésiteriez pas à abandonner Paris et la France. Ma lettre partie, mon inquiétude ne fut pas calmée. Je savais tout ce que vous osiez prétendre ; je savais votre