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rapporter les gourdes que le maître abandonne au plus adroit nageur. — Quant aux fouets du commandeur, — dit Atar-Gull avec son sourire, nos enfants s’en servent pour retourner les tortues sur la grève, et vingt d’entre nous ont refusé l’affranchissement pour rester avec un aussi bon maître. — Que veux-tu donc alors ? — dit le vieux nègre avec impatience. — M’y voici, mon digne père : le planteur Wil est riche ; maintenant il veut, dit-on, retourner en Europe, alors l’habitation sera peut-être achetée par un mauvais blanc, qui ferait remettre des lanières neuves au fouet du bourreau ; aussi les noirs de l’anse Nelson m’envoient vers toi pour demander de frapper notre bon maître dans ses récoltes et ses bestiaux, afin de le ruiner assez, ce bon maître, pour qu’il ne puisse quitter l’île et que nous le conservions encore longtemps, ce maître chéri. »

Il y avait dans tout ceci une conséquence logique, Atar-Gull jouait prudemment son rôle ; car, même au milieu des ennemis les plus acharnés des blancs, il pouvait se glisser un espion, un traître. En appelant de cette façon la terrible et sûre vengeance des empoisonneurs sur son maître, Atar-Gull se réservait encore un moyen de défense auprès du colon ; il pouvait trouver une excuse dans son attachement sauvage et égoïste, il est vrai, mais qui, après tout, prouvait sa violence même par l’étrangeté des moyens qu’il employait ; c’est encore pour cela qu’il ne pouvait y voir un ressentiment personnel.

Alors le vieux nègre poussa un cri singulier que ses deux compagnons répétèrent avec recueillement, il s’écria :

« Comme rien n’est aussi rare qu’un bon blanc, qu’un bon maître, et que nos frères sont exposés, par le départ du colon Wil, à voir remplacer cet homme humain par un homme cruel, nous consentons à envoyer la ruine et la mort sur ses habitations et ses bestiaux, pour l’empêcher de quitter la colonie ; les bons sont trop rares, on doit à tout prix les garder. »

Puis il fit agenouiller Atar-Gull, et lui dit : « Jures-tu par la lune qui nous éclaire, par le sein de ta mère et les yeux de ton père, de garder le silence sur ce que tu as vu ? — Je le jure… — Sais-tu qu’à la moindre révélation, tu tomberas sous le couteau des fils du Morne-aux-Loups ? — Je le sais. — T’engages-tu par serment à servir la haine de tes frères, même sur ta femme et les enfants, s’il fallait en arriver là, pour se venger plus sûrement d’un colon injuste et cruel ? — Je le jure. — Va donc, et que justice soit faite. »

Alors un des deux nègres qui étaient auprès du vieillard alla chercher plusieurs paquets de plantes vénéneuses d’un effet sûr et rapide. Le nègre les trempa dans la chaudière, les retira aussitôt, et les remit à Atar-Gull en lui expliquant leurs propriétés. Puis, trempant un roseau dans la chaudière, il le stigmatisa aux yeux, au front et à la poitrine, en lui disant :

« Grâce à ce charme, l’effet de tes poisons est sûr. Adieu, fils… Justice et force… Nous t’aiderons, et le bon maître sera ruiné. »

« Justice et force, — dirent les nègres en chœur. »

Alors le brasier ne jetait plus qu’une lueur pâle et incertaine. Les nègres se séparèrent en se donnant rendez-vous à dix-sept jours de là, et Atar-Gull regagna l’habitation du bonhomme Wil.

« Enfin la vengeance approche, — disait le noir en rugissant comme un chacal, — je te frappe d’abord dans ta richesse ; car il faut que tu restes ici, ici, que je voie tomber tes larmes une à une, que la misère t’atteigne devant moi, que tes noirs meurent, que tes bestiaux meurent, que tes bâtiments s’écroulent incendiés, et que tu arrives enfin à ce point de malheur de n’avoir plus que moi, moi seul, pour brave et dévoué serviteur, et alors… » Ici Atar-Gull poussa un horrible cri de joie infernale…

Et le soleil s’annonçait déjà par une éclatante lueur, lorsque le nègre arriva près de la maison du colon.


CHAPITRE III.

La veille des noces


J’oubliai de cacher le trouble de mon âme ;
Il le vit, et ses yeux, pleins d’une douce flamme,
Pour m’en récompenser l’excitaient tendrement,
Et mon cœur se perdait dans cet enchantement.
Toi-même en souriant contemplais mon supplice
D’un regard à la fois maternel et complice.

Delphine Gay. — Essais poétiques.

Seulement de temps à autre il levait le rideau rouge pour s’assurer si quelqu’un ne venait pas voler ses morts.
Jules Janin. — L’Âne mort.


Quand Atar-Gull atteignit la dernière rampe de la montagne, le soleil était déjà levé, et les rochers de la Soufrière projetaient au loin leurs grandes ombres. Comme il allait entrer dans une espèce de bassin formé par plusieurs énormes blocs de granit qui entouraient une petite pelouse verte traversée par un filet d’eau, dont le courant se perdait sous de hautes herbes, il entendit le sifflement aigu d’un serpent, et s’arrêta. Un bruit sourd et précipité lui fit aussi lever la tête, et il vit un secretaris[1] qui, décrivant dans son vol de larges cercles autour du reptile, s’en approchait ainsi peu à peu…

Le serpent sentit l’inégalité de ses forces, et employa, pour fuir et regagner son trou qui était proche, cette prudence adroite, cette agilité calme qu’on lui connaît. Mais l’oiseau, devinant son intention, s’abattit tout à coup, d’un saut se jeta au-devant de sa retraite, et l’arrêta court en lui présentant une de ses grandes ailes terminées par une protubérance osseuse dont il se servait à la fois comme d’une massue et d’un bouclier. Alors le serpent se dressa furieux, les couleurs vives et bigarrées de sa peau étincelèrent au soleil comme des anneaux d’or et d’azur… sa tête se gonfla de rage et de venin, ses yeux rougirent, et il ouvrit une gueule menaçante en poussant d’affreux sifflements…

Le secretaris étendit une de ses ailes, et s’avança de côté contre son ennemi qui le guignait de l’œil, et faisait osciller son corps à droite ou à gauche, suivant ainsi les mouvements et les attaques de l’oiseau. À un saut que fit ce dernier… le serpent s’abaissa tout à coup, et tenta de le mordre et de l’envelopper… Mais le secretaris, livrant le bout osseux de ses ailes aux dents aiguës du reptile, le saisit dans ses serres, et d’un effroyable coup de bec lui ouvrit le crâne.

Le serpent agita violemment sa queue… en battit la terre… se roula… se tordit… finit par rester sans mouvement… et mourut.

Alors l’oiseau, revenant à la charge, lui déchiquetait la tête avec fureur, lorsqu’un coup de feu l’abattit…

Atar-Gull tressaillit, se retourna, et vit au-dessus de lui, sur une roche, Théodrick, son fusil à la main…

« Eh bien ! Atar-Gull, — dit le jeune homme en se laissant glisser du sommet du rocher, — voilà de l’adresse, qu’en dis-tu ? — Bien tué, bien tué, maître ; mais c’est dommage, car les secretaris nous débarrassent de ces mauvais serpents… tenez, voyez plutôt celui-ci… »

Et le noir montrait le reptile mort, qu’il tenait par la queue, et qui pouvait avoir sept à huit pieds de long et quatre pouces de diamètre…

« Diable !… j’en suis fâché… car nous sommes infectés de ces animaux, et je donnerais bien mille gourdes pour qu’il n’y en eût pas un dans toute l’île… — Vous avez raison, maître… car les bestiaux sont souvent mortellement piqués… — Oui, Atar-Gull, d’abord, et puis c’est que ma Jenny a encore une effroyable peur de ces animaux, moins pourtant qu’autrefois ; car alors le nom seul la faisait pâlir comme une morte, la pauvre enfant… Son père, sa mère, moi, nous avons tout tenté pour faire passer cette frayeur… nous avons cent fois mis des serpents empaillés, morts, sur son passage… aussi maintenant elle commence à les moins redouter… — C’est le seul moyen, maître, — dit Atar-Gull ; — dans nos Kraals, c’est ainsi que nous habituons nos enfants et nos femmes à ne rien craindre ; mais j’y pense… en voici un… si vous l’employiez, maître, — dit Atar-Gull, dont les yeux prirent une singulière expression qui disparut aussi vite que la pensée… — mais il lui faut couper la tête, quoiqu’il soit mort… On ne saurait prendre trop de précautions. — Brave homme ! » dit Théodrick…

Et, aidant le noir à séparer la tête du corps, afin que son innocente plaisanterie fût sans aucun danger, la tête tomba.

« Bien, — se dit Atar-Gull en lui-même, — c’est une femelle… — Allons, — dit Théodrick, — dépêchons-nous d’arriver à l’habitation, afin qu’on ne nous voie pas… porte le serpent, Atar-Gull, et suis-moi… »

L’habitation était tout proche ; Théodrick marchait le premier, et le noir, tenant le serpent par la queue, le traînait sur la savane, qui s’affaissait et formait un léger sillon ensanglanté sous le poids du cadavre de ce reptile.

Ils arrivèrent…

La maison du bonhomme Wil, comme toutes les demeures des colons, n’avait qu’un rez-de-chaussée et un premier étage. Au rez-de-chaussée étaient les chambres de M. et de madame Wil et de Jenny. Une double persienne et une jalousie les défendaient de la chaleur dévorante du ciel des tropiques.

Théodrick… s’approcha sur la pointe du pied, car il trouva la persienne à demi ouverte… Jenny n’était pas dans sa chambre, elle priait sans doute avec sa mère… Alors Théodrick, écartant le store, enjamba la plinthe de la fenêtre, prit le serpent des mains d’Atar-Gull, qui, par une dernière mesure de précaution, voulut écraser encore le cou du reptile sur les dalles qui servaient d’appui au chambranle.

Puis Théodrick cacha le serpent, dont les vives couleurs étaient déjà ternies par la mort, sous une petite table, remit la jalousie, la persienne et le store en place, puis se retira. Comme il se retournait vers Atar-Gull, qui suivait tous ses mouvements avec une singulière attention… on lui saisit violemment le bras…

« Ah ! je vous y prends, monsieur le séducteur, — dit une bonne grosse voix avec un bruyant éclat de rire ; c’était le colon… — Plus bas, monsieur Wil, plus bas, — dit Théodrick, — Jenny peut nous entendre… — Eh bien… monsieur l’amoureux ? — Eh bien, il ne le faut pas, je viens de faire ce que nous avons fait vingt fois… pour la guérir de sa malheureuse frayeur… — Vrai… un serpent, oh ! la bonne farce ! ah ! nous allons rire… mais il n’y a rien à craindre au moins… — La tête

  1. Espèce d’aigle marin.