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teindras. Pendant que je m’emparerai de lui, tu lui mettras la main sur la bouche pour l’empêcher de crier. À la faveur de l’obscurité, ma cousine pourra, sans être aperçue, regagner son appartement par l’escalier dérobé : on expliquera l’attaque du portier comme on voudra… comprends-tu bien ?

— Je comprends… si j’en ai la force… et je la trouverai… d’un coup de poing j’éteins la lanterne, et après j’étouffe les cris du portier.

— À merveille… Vous, Jeanne… du sang-froid… Dès que vous verrez la lumière éteinte, précipitez-vous dans la cour et montez chez vous…

— Je tâcherai… dit Jeanne.

— Cette expédition n’aurait-elle pas mieux convenu à cet enragé Boitot ? dit tout bas Boisseau.

Raoul frappa. Le coup retentit au cœur des trois acteurs de cette scène. Raoul frappa une seconde fois. La porte s’entrouvrit. On vit la figure du portier qui élevait sa lanterne pour voir qui frappait. Boisseau donna résolûment un grand coup de poing sur la vitre, et éteignit la lumière. Le portier allait crier au secours, lorsqu’il se sentit saisir par deux bras vigoureux ; deux mains se croisèrent sur sa bouche et étouffèrent ses cris. Jeanne, retrouvant cette énergie factice que donne le grand danger, traversa rapidement la cour, gagna l’escalier dérobé et arriva à la porte de son cabinet de toilette qu’elle trouva entr’ouverte, comme elle l’avait laissée. Au bout de cinq minutes… supposant que Jeanne était enfermée chez elle… Raoul et Boisseau abandonnèrent le portier, fermèrent la porte et se sauvèrent à toutes jambes.

— Raoul…, je te déclare que je vais mourir en arrivant chez toi… disait Boisseau tout essoufflé…

— Mon brave ami, arrivons seulement chez moi, et je réponds de toi.

— Pourvu seulement que nous ne rencontrions pas de patrouilles… disait Anacharsis en faisant d’énormes enjambées : finir la nuit au violon, il ne me manquerait plus que cela…

Heureusement les deux amis arrivèrent sans encombre rue de la Victoire. Raoul comptait en partir sur-le-champ, croyant son arrivée en France ignorée. La lettre de madame de Montlaur lui apprenant au contraire que l’empereur savait tout, et était très-irrité contre lui, il résolut d’aller au château tout lui dire.

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Vers les onze heures du matin, la princesse de Montlaur était au chevet du lit de Jeanne.

— Malheureuse enfant ! pourquoi n’avoir pas sonné vos femmes ! Vous sentir souffrante et passer toute une nuit sans secours !… Quelle imprudence ! Pauvre Jeanne, vous avez été si cruellement agitée hier… Comment vous trouvez-vous ?

— Mieux… ma tante, dit Jeanne d’une voix faible.

Peut-être aussi avez-vous eu peur ; avez-vous entendu cette nuit à quatre heures ?…

— Quoi, ma tante ? demanda madame de Bracciano en frissonnant.

— La plus bizarre aventure du monde. À quatre heures on a frappé à la porte assez vivement, la nuit étant très-obscure… Le portier s’est levé, il est venu ouvrir avec sa lanterne, croyant, ainsi que cela arrive souvent, que c’était quelque message du château… À peine la porte était-elle ouverte… que deux hommes… le saisissent, éteignent sa lumière… lui mettent la main sur la bouche pour étouffer ses cris, et le tiennent ainsi pendant quelque temps… après quoi ils le laissent et se sauvent. Sans doute les misérables auront eu peur en entendant quelque bruit ; une fois délivré, le vieux Gilbert s’est mis à appeler au secours ; comment n’avez-vous pas entendu ? Mais que je suis folle ! votre appartement donne sur le jardin… ces cris n’auront pas pu arriver jusqu’à vous. Mais, mon Dieu, mon enfant… voici vos faiblesses qui vous reprennent… Jeanne… Jeanne.

En effet, madame de Bracciano n’avait pu braver son émotion en se rappelant les dernières circonstances de cette nuit terrible. Une des femmes de madame de Bracciano vint apporter une lettre à madame de Montlaur.

— Dieu soit loué, dit la princesse à Jeanne, qui semblait plus calme ; Raoul est arrivé, il me dit qu’il se rend au château à l’instant même ; il n’a sans doute plus rien à craindre et va tout expliquer à l’empereur.

— Rien à craindre ? demanda Jeanne.

— Je puis vous dire cela maintenant, ma chère enfant, puisque sa lettre me rassure. Chargé d’une mission de la plus haute importance, il avait, je ne sais pourquoi, quitté Vienne précipitamment. L’empereur le sachant était furieux contre lui, menaçait de le faire mettre à Vincennes ; prévenue de cela par un de mes amis, j’avais aussitôt écrit à Raoul et envoyé la lettre chez lui, afin qu’à son arrivée à Paris il fût averti du danger qu’il courait.

— Et cela pour moi… pour moi… Pauvre Raoul ! pensait Jeanne.

— À cette heure, je suis sans crainte, ma chère enfant ; puisque Raoul se rend aux Tuileries, c’est qu’il peut expliquer sa conduite à l’empereur… D’ailleurs, il me dit dans sa lettre qu’il viendra tantôt lui-même me donner des nouvelles de son entrevue.

Le duc de Bracciano envoya savoir des nouvelles de sa femme. Jeanne poussa un cri et tomba dans une nouvelle crise nerveuse. Le duc n’avait-il pas fait périr le marquis de Souvry sur l’échafaud !… Instruite de ce terrible secret pendant la nuit fatale qu’elle avait passée chez Herman, la malheureuse femme ne pouvait le révéler à sa tante ; elle ne pouvait non plus laisser soupçonner à son mari qu’elle savait la part qu’il avait prise à cette sanglante exécution. Madame de Montlaur ignorait même encore le divorce consenti par M. de Bracciano. Après sa crise, Jeanne pleura abondamment et parut soulagée. Elle voulut absolument se lever pour recevoir Raoul et savoir les suites de son entrevue avec l’empereur. À une heure, il se fit annoncer. Jeanne lui tendit la main avec effusion ; le colonel la baisa respectueusement.

— Eh bien ! lui dit madame de Montlaur, votre empereur, qu’a-t-il dit ?

— Il a été, comme toujours, pour moi, d’une bonté parfaite, madame la maréchale… il m’a pardonné mon voyage incognito et m’a permis de rentrer dans la vie civile.

— Il vous a retiré vos emplois. Votre carrière est brisée ?… s’écria Jeanne.

— Non, ma cousine, dit en souriant Raoul, mais l’empereur a trouvé sans doute que les nouveaux mariés faisaient de mauvais soldats et non moins mauvais négociateurs.

— Les nouveaux mariés ? s’écria madame de Montlaur. Que voulez-vous dire, Raoul ?

— Un grand secret… que je ne voulais vous confier qu’à mon retour d’Allemagne… Ce que vous appelez ma disgrâce changeant mes projets, je puis maintenant tout vous dire. Depuis un an, je suis très-amoureux de madame de Formont.

— De la jeune et jolie veuve de ce nom ? dit la princesse.

— D’elle-même, madame ; nous avions fixé notre union à une époque un peu plus éloignée, mais les circonstances qui nous avaient fait reculer le terme n’existant plus, je le hâterai de tout mon pouvoir, et nous irons vivre dans mes terres de Lorraine. L’empereur a choisi pour moi cette province.

— Un exil !… dit Jeanne, et c’est moi… moi…

— Il va épouser madame de Formont ! répéta la maréchale avec les signes du plus grand étonnement.

Toutes ses idées sur les amours de sa nièce et de Raoul étaient bouleversées.

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Herman, voyant ses infernales ruses découvertes, partit pour l’Espagne sous la conduite de Glapisson. On n’entendit plus parler de lui.

Pierre Herbin ne poussa pas le désintéressement jusqu’à refuser une pension de 6,000 francs que lui assura le duc de Bracciano pour payer son silence et la destruction du dossier de Dijon. Le divorce de M. et de madame de Bracciano fut prononcé. M. de Surville se maria. Quelque temps après ce mariage, Jeanne quitta Paris avec sa tante et se retira en Bretagne, dans un vieux château où elle avait été élevée. Elle y languit longtemps et y mourut à vingt-cinq ans. Les derniers mois de sa vie furent bien pénibles. Son amour pour Herman avait été tué par la terrible révélation qu’elle avait due au hasard. Frappée du dévouement, des nobles qualités dont Raoul avait fait preuve en la sauvant, sa reconnaissance s’était exaltée jusqu’à l’amour le plus passionné. Raoul était marié ; Raoul était le plus heureux des hommes. Il ignora toujours ce sentiment. Jeanne l’aima en secret, souffrit en silence… et mourut.


FIN DU COLONEL DE SURVILLE.