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toujours complètement close avant son retour ; et, ce qui ne l’étonna pas moins, c’est que, de quelque côté que son travail l’eût mené le matin, il revenait toujours la nuit par le chemin du village.

La jeune fille, dont la solitude se trouvait encore ainsi augmentée, d’abord l’attendait sur la porte de la maison ; puis peu à peu elle se hasarda à descendre au-devant de son frère vers le village, et enfin, un soir elle osa aller jusque sur ce pont dont nous avons parlé, et au delà duquel étaient alors les premières maisons habitées. Elle ne voulut pas aller plus avant pour ne pas entrer seule dans les rues ; et, comme plusieurs fois son frère lui avait dit en rentrant mouillé qu’il venait de se baigner dans la rivière, elle voulait être sûre de se trouver sur son passage. Elle était là depuis quelque temps, appuyée sur la barre de bois, lorsqu’elle entendit des pas. Geneviève se repentit de s’être ainsi hasardée seule. Mais la nuit était belle, la lune brillante, elle reconnut bientôt un vieil ami de son père.

— Que fais-tu donc là, Geneviève ? lui dit le vieux paysan quand il l’eut reconnue à son tour.

— Mais, vous voyez, père Simon, j’attends mon frère…

— Est-ce que Jean se dérange ?

— Oh ! non, par exemple.

— Je disais aussi : Nous ne le voyons jamais au cabaret. Mais c’est égal, il rentre bien tard pour un homme qui se lève avec le soleil. Et, en parlant ainsi, le vieillard s’était accoudé sur la traverse en bois à côté de la jeune fille.

— Elle est belle, cette rivière, dit-il après quelques instants de silence. Il y a bien longtemps que je la connais ; eh bien, je suis encore content de la voir quand la lune se mire comme cela dedans. Quel dommage qu’elle soit si traîtresse !

— Mais il me semble qu’il y a longtemps qu’il n’est arrivé d’accident.

— Comment, il te semble ! Ah çà ! d’où viens-tu donc, Geneviève ! Comment ! tu n’as pas su qu’il y a quinze jours un homme s’y est noyé, et, il y a cinq jours, encore un autre ?

— Mon frère ne m’en avait rien dit.

— Vrai ? Eh bien, Jean n’est pas causeur. C’est pourtant comme cela : il y aura demain deux semaines, un des Russes est allé faire boire son cheval et celui de son officier ; au bout d’un quart d’heure les bêtes sont revenues toutes seules. Le cuirassier… plus vu ni connu. Il n’aura pas fait attention aux cordes de l’abreuvoir, ou peut-être était-il un peu en train… Enfin, on n’a pas même retrouvé son corps.

— Et encore un autre dix jours après ?

— Encore un, un Russe heureusement. Mais enfin celui-là aurait dû prendre ses précautions. Pas du tout ! Un de moins, comme disent les autres.

Et pendant une demi-heure le père Simon donna de longs détails à Geneviève ; puis, se relevant enfin : — Allons, allons, dit-il, il faut s’aller coucher. Rentre, ma fille. Si je rencontre Jean, je te l’enverrai, et lui dirai que c’est mal de te faire attendre.

Le père Simon s’éloigna, et Geneviève resta encore à regarder les eaux si belles où deux hommes avaient disparu.

Elle n’entendait plus le bruit des pas du père Simon, elle allait partir, quand il lui sembla voir quelque chose se mouvoir dans l’ombre du lavoir, qu’ainsi posée elle avait à sa gauche. Quoique effrayée, elle continua à regarder, et elle vit, elle vit bien distinctement un homme se glisser avec précaution le long de la muraille, sortir du lavoir et courir tout courbé le long du mur qui soutient les terres de la route. Cet homme, qui s’éloignait en se cachant, mais pouvait revenir en prenant la route du pont, fit peur à Geneviève, qui reprit avec assez de hâte la route de sa maison. Cependant elle n’était pas encore loin du pont quand elle entendit des pas précipités derrière elle : elle hâta sa marche ; mais on allait plus vite qu’elle. Elle eut le courage de s’arrêter et de faire face à celui qui venait : c’était Jean.

Geneviève ne lui demanda aucun éclaircissement, ne lui fit aucune question ; mais de sinistres soupçons s’emparèrent de son esprit, et elle eut peur. Qu’eût-ce donc été si elle avait su que toutes ces idées qu’elle repoussait avec effroi étaient fondées, que tout ce dont elle voulait douter était vrai ?

Jean continua à rentrer tard tous les soirs.

Quinze jours après la conversation du père Simon, Jean, à huit heures et demie du soir (c’était à la fin de septembre), était encore blotti dans ce coin du lavoir où Geneviève l’avait aperçu. Il entendit au loin sur les pavés inégaux de la rue des chevaux descendre la pente qui conduit à la rivière. Il écouta en retenant son haleine, et distingua qu’il y avait trois chevaux. Combien de conducteurs ? Il ne le sut que lorsque, au débouché de l’étroite ruelle, du point obscur où il était caché, il vit les trois longes réunies dans une même main. En entrant dans la rivière le conducteur se mit à chanter, et Jean reconnut un soldat russe qu’on appelait dans le village le Lithuanien. D’une belle taille, d’un visage ouvert, d’une humeur gaie, parlant déjà assez bien le français, il était accueilli par les gens du pays.

Il entra donc dans l’eau en chantant ; et comme il était sur le cheval de gauche lorsqu’il longea les limites placées en cercle, il se trouvait près de la corde, et par conséquent des parties interdites de la rivière. Il fit une première fois le tour de l’abreuvoir ; les chevaux, revenus au bord, se secouèrent et hennirent, et il les lança de nouveau et sur un nouvel air dans l’espace terminé par les cordes. Il était arrivé à la partie de la circonférence la plus éloignée du bord ; là, son porteur n’avait plus pied ; il devait nager quelques pas, portant les naseaux élevés, et son cavalier plongé dans l’eau jusqu’à la ceinture. Tout à coup une tête sort de l’eau, puis un bras s’élève, et, saisissant le soldat par la veste, l’entraîne par-dessus la corde. Surpris à l’improviste, il résiste un instant ; mais, sans point d’appui, il est obligé de céder et tombe en arrière sur celui qui le tire si vigoureusement à lui. Tous deux disparaissent et tous deux au même instant, à quelques pieds de distance, relèvent la tête, regardent autour d’eux, et d’un seul élan se rapprochent, se posent les mains sur les épaules, et, cédant à un même effort, disparaissent encore. Cette fois le Lithuanien était revenu à la surface avant son adversaire, et au moment où l’eau bouillonnait sur la tête de Jean qui venait reprendre haleine, un coup qui retentit dans le silence des deux rivières le repoussa vers le fond ; maître du champ de bataille, le cuirassier planait étendu, épiant du regard où se représenterait celui qu’il regardait déjà comme vaincu, quand il bondit lui-même rejeté en arrière par le choc violent d’une tête qui heurtait sa poitrine comme un bélier, tandis que deux mains passées rapidement dans le ceinturon de son pantalon le lançaient vigoureusement dans le gouffre ; du même élan, Jean rejaillissait à la surface. Quelle effrayante scène eût été cette lutte pour le spectateur qui du haut du pont aurait aperçu dans les espaces de la rivière que n’ombrageaient pas les saules et les peupliers ces deux corps se cherchant, s’échappant, plongeant, remontant à de grandes distances, ramant l’un sur l’autre de toute la vigueur de leurs membres, et se heurtant de la tête comme deux proues qui veulent se briser ! Et pendant ce long combat, il n’eût entendu dans ce vaste champ de bataille pour tout bruit que le clapotement de l’eau agitée et le sifflement des deux poitrines rappelant avec effort leur haleine épuisée.

Enfin, l’un des deux combattants aurait échappé à sa vue, tandis qu’il aurait aperçu l’autre nageant avec de pénibles efforts vers le lavoir, et regagnant ensuite, en se glissant dans l’ombre, la cabane où Geneviève l’attendait.

Lorsqu’elle le vit arriver, pâle de fatigue et le sang de ses blessures ayant déjà traversé, avec l’eau mal essuyée, ses vêtements en désordre : — Jean, lui dit-elle avec une voix où il y avait autant d’autorité que de terreur, Jean, tu as été au pont ?

Il la regarda d’un air surpris ; elle continua :

— Jean, tu as tué un homme ?

— Un homme ! reprit-il en souriant amèrement, tu n’y entends rien.

Elle fit un pas pour sortir :

— Où vas-tu ? lui cria-t-il.

— Je m’en vais, et ne rentrerai jamais près de toi si tu ne me jures à l’instant que jamais…

Elle se tut ; on voyait qu’elle avait peur de ses paroles.

— Soit, répondit Jean après un moment d’hésitation, je ne les chercherai plus, mais qu’ils ne viennent jamais me trouver.

Le lendemain, Geneviève alla au village ; on y disait que le Lithuanien avait échappé comme par miracle à une attaque où deux de ses camarades avaient péri. L’autorité russe fit des recherches ; mais comme dans le pays personne ne regardait cette attaque comme un crime, toutes les enquêtes n’aboutirent à aucun résultat.

Un jour du mois de novembre, Jean accourut à l’heure où il prenait habituellement son repas dans les champs, sa figure était riante.

— Geneviève, dit-il en entrant, embrasse-moi, je n’aurai plus de mauvaises tentations, et tu ne te croiras plus obligée de m’épier ; ils partent demain.

Geneviève accueillit cette nouvelle comme le soulagement d’une grande peine ; mais sous la joie qui répondait à la voix de son frère, il y avait encore un reproche d’un passé non pardonné.

— Voyons, ne me tiens pas rancune ; le gouvernement avait fait la paix avec eux, et j’ai continué la guerre, voilà tout. Mais ce n’est pas mon gouvernement, à moi ; j’étais libre. Ainsi, Geneviève, je t’en prie, ne pense plus à tout cela ; écoute-moi plutôt : demain, quand je reviendrai de l’ouvrage, fais-moi un bon souper, aie-moi de bon vin ; nous ferons ici une fête à nous deux pour leur départ, et nous prierons le ciel de les conserver ailleurs.

Le lendemain au soir, Jean et Geneviève, au coin du feu, firent un petit festin ; car depuis l’arrivée des Russes Jean avait mis de côté chaque jour trois sous pour pouvoir célébrer l’instant où le village serait délivré. Animé par sa joie, un peu par le vin aussi, il causait avec vivacité, contait ses combats, disait ses souffrances à la retraite de Russie, ses camarades morts, et expliquait sa haine. Il était bien tard pour le village, quand Geneviève l’embrassa pour se retirer dans sa chambre, un peu soulagée, car les récits de la soirée lui avaient fait comprendre cette ardeur de vengeance qui lui avait fait horreur jadis.

Jean resta devant le feu, livré à des idées meilleures et comme un homme qui ne veut pas se coucher encore, de peur d’abréger son bonheur, sa chandelle s’était éteinte et les dernières lueurs du feu éclairaient seules sa chambre. Il allait gagner son lit lorsqu’on frappa à sa porte.

— Qui est là ? demanda Jean sans quitter la chaise où il était assis.

Une voix, avec un accent étranger, répondit : — Ouvrez, ouvrez, je vous en prie.

Jean se leva et ouvrit la porte.

Un homme entra, et, à la clarté mourante des tisons, Jean reconnut