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not : il était sale, presque démembré, et l’homme qui le montait semblait vider l’eau qui allait peut-être le submerger.

Le Cambrian mit en panne à une portée de pistolet… et le héla en anglais. L’homme du canot fit signe qu’il ne comprenait pas.

« Appelez ce marin qu’on a recueilli, et qui s’est engagé comme matelot avec nous, — dit le lieutenant, — il parle espagnol et français… il le comprendra peut-être. »

Le Grand-Sec monta sur le pont ; on le mena sur l’arrière, en lui désignant l’homme et le canot.

Mais le malheureux pâlit, bégaya, et tomba à la renverse. Il venait de reconnaître… Brulart. Et le bonhomme Wil aussi avait reconnu son pourvoyeur de noirs. Et Atar-Gull aussi avait reconnu celui qui partageait avec le colon toute sa haine africaine ; mais, fidèle à son système, Atar-Gull resta calme et froid.

Le bonhomme Wil descendit dans la grande chambre, se souciant peu de la reconnaissance.

Or, le Grand-Sec désira parler en secret, à l’instant même, au lieutenant Pleyston, qui entendait le français ; et, comme il se rendait chez cet officier, Brulart montait à bord avec l’habileté et l’agilité d’un bon marin.

Brulart était toujours dans son costume ; mais il portait avec lui son précieux coffret, et fut aussitôt entouré par l’équipage du Cambrian, qui le regardait avec curiosité.

Comme il s’apprêtait à parler, il se sentit saisir par derrière.

Et il tomba sur le pont en blasphémant, et deux minutes après il était garrotté, enchevêtré, comme il avait jadis garrotté ce pauvre Claude-Borromée-Martial…

Et on le transporta, malgré ses cris, dans la grand’chambre du conseil, où il vit l’état-major de la frégate rangé autour d’une table, et d’un côté le Grand-Sec, qu’il reconnut aussitôt, et de l’autre le bon homme Wil… auquel il fit un salut amical.

« Interrogez-le, — dit le commandant, — et vous, commissaire, écrivez ses réponses, car heureusement voici le lieutenant Pleyston qui nous servira d’interprète. »

Le petit commissaire prépara sa plume, et demanda trois fois si le monstre était solidement attaché.

L’interrogatoire commença…

Le lieutenant. Tu dois reconnaître, misérable forban, ce matelot que tu as si cruellement jeté à la mer ? — Brulart. C’est le Grand-Sec… un de mes agneaux — Le lieutenant. À la bonne heure ; mais ce que tu ne reconnais peut-être pas, c’est cette frégate, qui t’a donné la chasse et que tu as manqué de faire couler par ton infernal brûlot… — Brulart (avec étonnement et satisfaction). Ah… bah… comment ! c’est vous qui avez goûté de ma mécanique… ah ! bon… bon… (D’une voix sourde) : — Je comprends maintenant ; mon affaire est sûre… (Il fait avec sa main le geste d’être pendu.) — Le lieutenant. Un peu… ainsi tu avoues… — Brulart. Tout… Je n’avouerais pas, que vous me pendriez la même chose… — Le lieutenant. Comment t’es-tu trouvé seul dans ton canot ?… — Brulart. Mon équipage s’est blasé, fatigué de moi ; en un mot, il s’est révolté, par les conseils de mon second ; un chien maudit qui s’appelait le Borgne… On m’a garrotté, descendu dans ce canot avec deux jours de vivres, un fusil et du plomb, et ils m’ont laissé en pleine mer… C’est une plaisanterie comme j’en ai tant fait moi-même. — Le lieutenant. Tu n’as rien à dire autre chose ? — Brulart. Ma foi, non, si ce n’est de vous dépêcher le plus tôt possible, car c’est un vilain rêve. — Le lieutenant (à part). Il appelle ça un rêve ; à la bonne heure. Alors, mon garçon, élève ton âme à Dieu ; car, avant le coucher du soleil, tu seras pendu. — Brulart. Suffit… — Le lieutenant. Emmenez-le, conduisez-le dans la cale, les fers aux pieds et aux mains… À propos… qu’est-ce que ce coffret ?… diable ! une couronne de comte… un vol… encore. — Brulart, riant. Un vol… ce sont, corbleu, bien mes armoiries, à moi, mes gentilshommes ! — Le lieutenant. Ah ! mon Dieu, quel joli flacon… voyez donc ce qu’il contient, docteur… — Le docteur. De l’opium… c’est de l’opium… — Le lieutenant. Voudrait-il s’empoisonner ?… — Le docteur. Oh ! avec ceci, il s’endormirait tout au plus, mais pour s’empoisonner, diable, il en faut davantage… — Brulart. Laissez-moi ce coffret, je n’ai que cela, vous le prendrez après ; d’ailleurs, examinez-le, vous verrez qu’il n’y a aucune arme ; on ne refuse pas ordinairement un condamné… ainsi. — Le lieutenant (s’adressant au commandant). Il demande qu’on lui laisse ce coffret, le docteur assure qu’il n’y a aucun danger. — Le commandant. Laissez-le-lui. — Le lieutenant. Tiens, et grand bien te fasse… Emmenez-le, vous autres…

On l’emmena, le commissaire lut les demandes, les réponses ; on mit aux voix, et le corsaire fut condamné à l’unanimité à être pendu à la grande vergue du Cambrian, au coucher du soleil.

On descendit Brulart dans la cale, il était onze heures. — L’exécution était pour six.

À trois heures il but ce qui restait dans son flacon, et retomba bientôt endormi sur le plancher froid et humide de la cale.

Et, toujours sous l’influence de l’opium, il rêva.


CHAPITRE VI.

Songe.


Laisse la Thessalie, Lorenzo, réveille-toi… vois les rayons du soleil levant qui frappent la tête colossale de saint Charles. — Écoute le bruit du lac qui vient mourir sur la grève au pied de notre jolie maison d’Arona. — Respire les brises du matin qui portent sur leurs ailes si fraîches tous les parfums des jardins et des îles, tous les murmures du jour naissant.
Charles Nodier. — Smarra.

Vous en parlez bien à votre aise, répliqua le bandit ; si, comme moi, vous aviez été pendu… — Pendu, vous ? — Pendu…
Jules Janin. — L’Âne mort.

Ô mon ange ! veillez sur moi.
A. M. — Romance.


Dans ce rêve il était rajeuni. Il avait seize ans.

Une de ces ravissantes figures de jeune homme, douce et pâle, avec de grands yeux mélancoliques parfois qui s’animaient pourtant d’un feu inconnu.

Il était aspirant de la marine, le pauvre enfant, embarqué à bord du Cygne, un brick leste et joli comme son nom. Il s’éveilla en disant :

« Me pendre… me pendre… moi, pirate, moi, vieux et laid… Ah !… quel cauchemar !… »

Et, mollement balancé sur son hamac, il ne dormait plus, il pensait à je ne sais quelle grande et noble dame qu’il avait vue à Brest, je crois… et cette imagination de seize ans, ardente et rêveuse, se jouait autour de cette charmante image… C’était sa taille de reine… son regard imposant et ses grands sourcils noirs, dont il avait peur, le naïf jeune homme… sa main douce et blanche qu’il toucha une fois… une seule… et qui lui fit éprouver une commotion si singulière… à la fois voluptueuse et cruelle…

Et puis, à ce souvenir, ses artères battaient, sa tête brûlait, ses yeux se noyaient de larmes.

« Mon Dieu, mon Dieu, — disait-il en se tordant sur son hamac, — que je suis malheureux… Quelle existence ! l’Océan, toujours l’Océan ! des matelots rudes et sauvages, des visages durs et repoussants, une vie de froid égoïste, une vie de prêtre, sans amour et sans femmes ! et pourtant le cœur me bat dans la poitrine… et la vue d’une femme me fait tressaillir… J’éprouve un immense besoin de souffrir, de pleurer aux pieds d’une femme, je n’ai plus de mère, moi !… seul, isolé, il faut bien que j’aime quelqu’un… qu’une bouche de femme me console ou me plaigne ! »

Et le canon tonnait tout à coup.

Alors il se jetait à bas de son lit, prenait à la hâte sa veste bleue avec sa mince broderie d’or, son beau poignard, sa hache luisante, son chapeau ciré, qui cachait sa chevelure brune, bouclée comme celle d’une jeune fille, et il courait sur le pont…

En le voyant, les vieux matelots se poussaient du coude, car c’était un hardi et intrépide enfant, le premier au feu, à l’abordage ; oh ! une âme forte et puissante bouillonnait dans cette enveloppe efféminée… et plus d’une fois son jeune bras avait paru bien lourd aux Anglais.

Et il se trouvait au milieu d’une horrible mêlée ; le joli brick le Cygne était attaqué par une corvette anglaise, et des grappins de fer liaient ces deux bâtiments l’un à l’autre.

L’abordage… l’abordage !

Et, à travers le feu, les balles et la mitraille, l’aspirant s’élançait une hache au poing ; à sa voix, l’équipage se rallie, les rangs se serrent, et l’ennemi abandonne l’avant du navire sur lequel il débordait…

Le capitaine du brick… mort, — le second, mort, — l’équipage, mort ; — il ne restait que lui, le jeune enfant, et quelques matelots d’élite. Il mit le pied sur le bâtiment ennemi… On se presse, on se heurte, on écrase les mourants, le sang coule, le canon vomit la mitraille, l’aspirant lui-même tombe au pied du grand mât de la corvette anglaise… mais de son coup de poignard il a renversé le capitaine.

L’Anglais est pris ; victoire, hourra… victoire, gloire à l’aspirant !

Mais sa blessure est grave, et l’on se dispose à rentrer dans le port afin de réparer le navire.

Mais le vent mugissait, la mer grondait, et une effroyable tempête jetait le brick sur des rochers.

Une énorme lame emportait l’aspirant, le précipitait meurtri, sanglant, sur le rivage…

Et il se levait avec peine, et cherchait un asile dans une caverne qu’un éclair lui faisait découvrir.

Il avançait en rampant dans cet antre obscur, déchiré par les cristaux et les granits qui couvraient le sol. Mais une lueur douce et rose venait tout à coup se jouer sur les facettes des brillants stalactites. Et bientôt