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jaune, osseuse, allongée ; ses cheveux, rares, étaient tout blancs, et même, pendant son sommeil, un tremblement convulsif, presque continuel, agitait ses sourcils et sa lèvre supérieure, qui, en se retroussant, laissait voir ses dents serrées… Atar-Gull, debout au pied du lit, les bras croisés, le considérait avec une inconcevable expression de joie et de haine satisfaite ! car il était enfin satisfait… sa vengeance était complète… Oui, vous saurez que le cachot le plus noir, le plus infect, le plus horrible… eût été un palais, un Louvre pour le colon auprès de cette chambre froide et propre…

Oui, vous saurez que les tortures les plus lentes et les plus affreuses, la mort la plus cruelle eussent été des délices ineffables pour le colon auprès de la soumission humble et attentive de son esclave !

Jugez :

La somme que M. Wil avait réalisée s’était trouvée tellement modique qu’elle ne put, on le sait, le faire subsister en Angleterre, et qu’il fut obligé de prendre la résolution de venir habiter Paris…

Comme il cherchait une rue sombre, retirée, pour s’y loger à bon compte, le maître de la modeste auberge où il était descendu l’adressa rue Tirechape. Wil, dont la tristesse et la mélancolie s’augmentaient de jour en jour, insouciant et chagrin, prit ce logement, parce que ce fut le premier qu’il vit.

Il était bien malheureux, et pourtant les soins d’Atar-Gull faisaient parfois luire une larme de bonheur dans ses yeux, et le dévouement incroyable de cet esclave le reposait un peu des horribles souvenirs de la Jamaïque. Le zèle du noir ne se démentit pas pendant les deux premiers mois du séjour de M. Wil à Paris ; seulement il usa d’une adresse prodigieuse pour éloigner toutes les personnes qui auraient pu s’approcher de son maître, ce qui lui fut d’autant plus facile que le colon n’entendait pas un mot de français, et qu’Atar-Gull ne savait de cette langue que juste ce qu’il fallait pour demander les objets de première nécessité.

Bientôt je ne sais quelle banqueroute diminua tellement la modique existence du colon que son mince revenu ne lui eût pas suffi, si Atar-Gull, en faisant dans le jour quelques commissions, en rendant de légers services aux locataires, n’eût pas augmenté un peu le bien-être de M. Wil, à la grande édification du voisinage et du quartier.

Or M. Wil n’avait d’autre distraction que quelques rares promenades qu’il faisait, appuyé sur le bras d’Atar-Gull, et le temps qu’il employait, le pauvre homme, à écrire une relation de ses malheurs, dans laquelle il ne tarissait pas d’éloges sur la belle conduite de son esclave et sur les admirables soins qu’il lui prodiguait, surtout depuis son séjour en France.

Un jour, environ deux mois après son arrivée à Paris, il fit signe à Atar-Gull de s’asseoir près de son lit, et lui fit lire l’espèce de journal dont nous avons parlé, qui à chaque page portait le nom d’Atar-Gull pompeusement entouré d’épithètes flatteuses et touchantes.

Enfin ce journal finissait par ces mots :

« Au moins, après ma mort, mon bon serviteur gardera ce témoignage de mon attachement et de ma reconnaissance ; car le ciel, m’ayant retiré ma famille, je reste tout seul au monde, isolé sur une terre étrangère, et je ne serais pleuré par personne, si le fidèle ami qui me sert, me nourrit même du peu qu’il gagne… n’était là pour me fermer les yeux et me donner une larme… »

Quand Atar-Gull eut lu ces pages, il les prit et les serra, d’après l’ordre du colon, dans une petite cassette dont il avait seul la clef… Mais le lendemain il se passa dans cette petite chambre triste et retirée, entre ce bon et digne homme et son fidèle serviteur, l’horrible et inconcevable scène qu’on va lire.


CHAPITRE II.

Atar-Gull.


Ah ! si vous aviez vu comme j’en fis rencontre.
Vous auriez pris pour lui l’amitié que je montre.
Chaque jour à l’église il venait d’un air doux
Tout vis-à-vis de moi se mettre à deux genoux.
Orgon. — Tartufe, acte I, sc. vi.


Tu n’as pas reçu mission de faire ce que tu m’as fait… donc que les pleurs et le sang retombent sur ta tête.
Alex. Dumas. — Napoléon Bonaparte.

……Il tremblait de mourir ;
Mourir ! c’est un instant de supplice… mais vivre…
Frédéric Soulié. — Christine.


C’était le soir… le jour baissait… le colon venait de terminer son modeste repas ; et, comme il était dans l’impossibilité de marcher et même de se servir de ses mains, étant paralysé, son noir, l’ayant bien et dûment posé et encaissé dans son grand fauteuil, l’avait roulé tout près de la fenêtre, d’où M. Wil aimait à voir encore les dernières lueurs du soleil dorer les fleurs pourpres de ses capucines, et étinceler sur ses épais carreaux…

Cette atmosphère enflammée des feux d’un soleil à son déclin, ces fleurs pâles et froides qui brillaient pour quelques minutes d’un vif et brillant éclat, rappelaient au pauvre colon son beau ciel de la Jamaïque, ses palmiers si verdoyants, ses aloès parfumés, ses camélias fleuris, toute cette végétation si puissante et si forte… et puis aussi peu à peu venaient se grouper sous ses arbres gigantesques sa bonne et tendre femme… sa douce Jenny… son loyal et franc Théodrick… c’est alors qu’il pensait avec amertume à leurs longues promenades du soir après la prière, à leur joie innocente, à ces fêtes tumultueuses, bruyantes, qu’il donnait pour sa fille… à ses naïves caresses, à sa gaieté si folle… et enfin à tout cet avenir de bonheur, de richesses et d’amour, flétri, tué en deux mois par une si inconcevable fatalité… Car il se voyait, lui, un des plus riches planteurs de la Jamaïque, réduit à vivre des aumônes d’un esclave, qui partageait avec lui, Tom Wil, une misérable chambre, triste et obscure, avec lui, dont les magnifiques et vastes habitations étaient autrefois couvertes d’hommes qui tremblaient à sa voix…

Quels souvenirs !

Aussi, sa pâle figure s’assombrissait de plus en plus, et les rayons obliques du soleil, qui l’éclairaient fortement, en faisaient ressortir encore l’expression mélancolique, et lui donnaient un aspect de tristesse indéfinissable, de chagrin profond, de regret amer, qui eussent attendri l’âme la plus atroce…

Bientôt des larmes coulèrent de ses yeux, et il laissa tomber sa tête chauve et vénérable dans ses mains tremblantes, puis s’ensevelit dans une sombre méditation. La nuit était tout à fait venue.

Atar-Gull alla soigneusement fermer la porte qui donnait sur l’escalier, poussa les verrous et prit la même précaution pour celle qui ouvrait sur la chambre où était son maître… Il alluma une lampe qui ne jetait qu’une clarté faible et douteuse, s’approcha du colon, toujours absorbé dans ses pensées et le contempla un instant. Puis, lui frappant avec force sur l’épaule, de sa large et formidable main, il l’éveilla en sursaut, car l’honnête Wil avait fini par sommeiller un peu.

Pour la première fois le maître tressaillit à la vue de son esclave…

C’est qu’aussi la scène avait quelque chose d’effrayant et d’étrange. Au milieu de cette chambre vaste et basse, à peine éclairée par la lumière vacillante et rougeâtre de la lampe… se dressait, de toute la hauteur de sa taille athlétique, Atar-Gull… le regard flamboyant, les bras croisés, et un affreux sourire sur ses lèvres contractées qui laissaient entendre le sourd claquement de ses dents qui s’entre-choquaient comme celles d’un tigre qui mâche à vide…

On ne voyait de ce colosse noir que deux yeux blancs fixes et arrêtés, et au milieu de ce blanc un point lumineux qui brillait comme du phosphore dans l’ombre.

C’était aussi la première fois que le nègre s’était permis de frapper si familièrement sur l’épaule de son maître ; aussi ce dernier le regarda-t-il avec un étonnement stupide.

« Écoute, blanc… — dit Atar-Gull d’une voix caverneuse… — écoute bien… une singulière histoire… »

Ce tutoiement, cette phrase, ce ton dur et presque solennel, bouleversèrent les idées du colon qui attachait des yeux inquiets sur le nègre, qui continua ainsi :

« Le premier blanc que j’ai haï a été cet homme que l’on a pendu à bord de la frégate anglaise.

« Il m’avait acheté, battu et vendu. — Justice a été faite.

« Le second blanc que j’ai haï, mais d’une haine aussi brûlante que le feu… aussi aiguë que la pointe d’un couteau, aussi vivace que l’apios qui fleurit chaque jour…

« C’est toi… toi, Tom Wil, colon, planteur de la Jamaïque… »

Le colon voulut se lever, et, faible qu’il était, retomba sur son fauteuil en faisant entendre un gémissement sourd…

Le nègre continua :

« Garde tes gémissements pour plus tard… ce n’est pas encore l’heure ; Tom Wil, planteur de la Jamaïque… Tom Wil, qui fus riche à millions… Tom Wil, qui fus tendre père, heureux mari… plus tard, tu gémiras… tu pleureras du sang…

« S’il avait fallu, vois-tu, comparer la haine que je portais au négrier qu’on a pendu à celle que je portais à toi, Tom Wil, j’aurais dit que je l’aimais, lui, comme un frère…

« Et pourtant mon cœur a bondi de joie en voyant son supplice…

« Enfin, sais-tu ce que tu m’as fait, Tom Wil ? le sais-tu ?

« Pour de l’or, tu as vendu mon sang… un pauvre vieillard qui ne demandait qu’un peu de maïs et de soleil pour vivre quelques jours encore, et puis mourir ;… pour de l’or… tu l’as fait supplicier du supplice d’un voleur et d’un assassin…

« C’était mon père… Tom Wil ! le vieux Job ! c’était mon père ! comprends-tu maintenant ? »

Et le colon… haletant., comme fasciné par le regard d’Atar-Gull… le contemplait en silence…

« Alors, vois-tu, — reprit le noir, — il m’a fallu dévorer ma haine, qui me tordait le cœur ; le jour, le rire sur les lèvres, te servir et baiser ta main qui me frappait, en pleurant de joie…

« Et c’est de joie aussi que je pleurais, Tom Wil… car chaque coup… chaque humiliation que j’endurais avançaient ma vengeance d’un pas…

« Et j’ai eu ta confiance ! ton attachement ! enfin ! » hurla le noir avec un affreux éclat de rire…