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longue figure du débitant. À toutes les questions qu’on lui faisait à cet égard, son commis François répondait d’un air mystérieux qui irritait encore la curiosité générale. C’était : — Si vous ne prisez que le tabac que mon maître vous vendra désormais, vous n’éternuerez guère. À un autre, militaire imberbe, qui demandait à haute voix des cigares, et des plus forts, François disait d’un air sarcastique : — Si mon maître était ici, c’est la main au chapeau que vous l’approcheriez, au lieu de frapper sur le comptoir avec votre grand sabre (qui ne ferait pas de mal à un enfant), de frapper sur mon comptoir comme un forgeron sur son enclume ! Et cent autres propos pareils. Enfin chacun s’étonnait de la disparition de M. Formon, dont la patience et la douceur étaient généralement connues et appréciées. L’absence du débitant surprendra moins quand on saura la scène bizarre qui se passait dans un petit appartement simple et modeste placé au dessus du bureau de tabac, et occupé par M. Formon. Or ce digne homme allait, venait, s’agitait au milieu de son étroit salon, tantôt s’approchait de la fenêtre pour y jeter un timide regard, tantôt revenait s’asseoir et consultait sa pendule avec inquiétude.

M. Formon pouvait avoir cinquante ans, était grand, maigre d’épais cheveux gris couvraient son front bas et déprimé ; ses yeux d’un vert clair, son menton rentré, sa bouche très-éloignée de son nez court et camard, donnaient à sa figure une expression de simplicité remarquable.

— Élisabeth, dit-il en s’arrêtant devant une femme d’une quarantaine d’années, qui, courbée sur une petite table, écrivait avec rapidité, Élisabeth, que pensez-vous de ce retard ? presque huit heures et rien de nouveau… On aura trompé mon cousin, et j’aime autant cela.

Élisabeth fit un violent geste d’impatience, et jetant sa plume avec vivacité :

— Trompé… trompé… Vous le désirez, sans doute ? — Allons, allons, ne va pas te fâcher : ça te fait plus de mal qu’à moi, tu le sais bien. — Me fâcher ! s’écria-t-elle, et ses petits yeux fauves étincelaient sous les longues dentelles d’un bonnet à barbes. Me fâcher… n’en ai-je pas le droit ? N’est-ce pas malgré votre répugnance que j’ai tenté de vous faire rendre une position décente ? que j’ai tenté de vous arracher à votre ignoble comptoir où vous passeriez votre vie à vendre, sans rougir, du virginie et du makouba. — Chère amie, le makouba est supérieur au virginie. Dis donc : à vendre, sans rougir, du makouba, etc. — Quelle turpitude ! Et vous n’avez pas honte de la bassesse de vos goûts ? — Mais non, mais non ; je me trouve bien comme cela ; je suis au fait de tout ce qui se passe dans le quartier où l’on m’aime assez : car, il faut être juste, je ne fais de mal à personne, et je rends service quand je le puis ; j’ai mes petites habitudes bien douces, bien tranquilles, mon café au lait le matin, le soir ma partie de dominos et ma bouteille de bière ; jamais de soucis, mon débit me rapporte assez pour ne pas m’inquiéter de l’avenir. Ma foi ! si ce n’est pas là le bonheur, où diable faut-il le chercher ?… — Et encore j’oublie de parler de mon excellente, de ma parfaite compagne, ajouta le bon débitant en faisant l’agréable.

L’impatience de sa parfaite compagne ne connut plus de bornes. Se levant de sa chaise avec vivacité, elle saisit son mari par le bras et le traîna presque jusqu’au fond du salon. Là, tirant un léger voile de gaze, elle découvrit le portrait d’un officier de marine dont le costume paraissait appartenir au siècle dernier. Au-dessus du portrait, incrusté dans le cadre, brillait un riche écusson, fond de gueules avec une étoile d’azur, supporté par deux lions à queue recourbée, et surmonté d’une couronne de marquis.

— Tenez ! s’écria-t-elle en poussant si rudement le malheureux Formon qu’il tomba agenouillé sur le sofa ; tenez, regardez… et mourez de honte en songeant à ce que vous fûtes et à ce que vous devriez être.

Le débitant soupira en jetant les yeux sur cet antique portrait, secoua tristement la tête, essuya une larme et reprit d’un ton de reproche :

— Allons, encore ce portrait. Mon Dieu ! Élisabeth, quelle cruauté de réveiller sans cesse de tels souvenirs ! Tout ceci est fini et ne peut revenir, pas plus que l’espérance de revoir notre terre de Longetour, où j’ai passé une si heureuse jeunesse. Pauvre vieux château où j’ai serré la main mourante de mon père ! où j’ai baisé les cheveux blancs de ma bonne mère qui s’éteignit en me disant : — Albert, tu seras heureux, car tu es un bon fils. Pauvre mère, si charitable, si chère aux infortunés… Ils ont jeté tes cendres au vent, détruit ta chapelle, et notre ancien château si plein de souvenirs domestiques… Ah !

Ici le bonhomme fit une pause, resta un instant absorbé, et reprit, en passant rapidement la main sur son front : — Bah !… bah… Tout ceci est passé, oublié : ainsi n’en parlons plus, je t’en supplie. J’ai pris, tu le sais, Élisabeth, d’autres goûts, d’autres habitudes ; maintenant l’obscurité convient mieux à mon âge et à mon caractère. Je n’ai jamais eu d’ambition ; laisse-moi mourir ici, tranquille, en paix. Abandonne les démarches que tu as tentées : tu sais mieux que personne dans quelle pénible position tu me places, si l’on m’accorde ce que tu as demandé en mon nom et bien malgré moi.

— Mais je vous trouve encore singulier ! reprit sa femme avec un accent de colère concentrée. Est-ce donc pour vous seul que j’ai mis en jeu tant de puissantes protections que la restauration nous a rendues ? non vraiment ; vous n’en valez pas la peine ; c’est pour notre nom. — Notre nom, notre nom ! dit le débitant avec une légère nuance d’impatience ; notre nom ! Tu peux bien dire mon nom. Et si je renonce volontairement à mon titre, tu peux bien y renoncer aussi, car enfin… toi qui es si fière… — Eh bien ! achevez donc, monsieur, achevez. — Eh bien ! je ne te dis pas cela pour te fâcher, puisque tu es l’épouse de mon cœur… de mon choix ; mais enfin, ton père était… frangier, drapier, rue aux Ours.

Quoique cette dernière partie de sa phrase fût prononcée presque inintelligiblement par le débitant, je ne sais pourtant ce qui fût arrivé, à voir les éclairs que lançaient les yeux d’Élisabeth, si François n’eût interrompu ce dangereux dialogue.

— Madame…, madame…, dit-il en entrant, voici un paquet qu’un gendarme vient d’apporter. Et il présenta à sa maîtresse une volumineuse dépêche ministérielle scellée de trois cachets.

— Donnez, et sortez, dit Élisabeth d’une voix impérieuse ; puis elle rompit précipitamment l’enveloppe, tandis que son mari la regardait avec autant d’anxiété qu’un patient qui attend son arrêt. — Bravo ! s’écria-t-elle avec transport, après avoir lu. On ne m’avait pas trompée, on m’a tenu parole. Et s’avançant vers son mari : — Monsieur Formon, marquis de Longetour, nous pouvons enfin reprendre notre titre. — Notre titre ! dit le marquis entre ses dents. — Grâce à la puissante protection de notre famille. — Notre famille ! soupira encore le débitant. — Grâce à notre famille, le grade de capitaine de frégate vous est accordé ; car le temps que vous avez passé en émigration et dans votre ignoble comptoir, ce temps vous compte comme service effectif. De plus on vous nomme au commandement d’une corvette de guerre, et vous êtes chargé d’une mission importante ! Lisez…

Le marquis demeurait stupide et ébahi. Enfin il s’écria :

— Allons donc, Élisabeth ! une corvette ! une corvette de guerre à moi qui n’ai pas navigué depuis vingt ans, à moi qui, avant la révolution, n’ai fait qu’une traversée de Rochefort à Bayonne… Mais c’est absurde ! Que le diable vous emporte…, car vous êtes la femme la plus folle que je connaisse, dit enfin le marquis désespéré. — Je refuse le commandement, ajouta-t-il en jetant la dépêche sur la table. — Vous le re-fu-sez, articula sourdement la marquise en faisant sentir à son mari la pointe de ses ongles aigus. — Vous le re-fu-sez…, répéta-t-elle. Non, non, je ne crois pas ! Et, tenant toujours le bras de son mari serré dans sa main sèche et osseuse, elle sourit d’un air vraiment diabolique.

Et le pauvre Formon, vaincu par son habitude de soumission, par la peur que lui inspirait sa femme, murmura à voix basse :

— Allons, allons ! j’accepte, Élisabeth… — C’est bien. Maintenant, signez cette lettre de remercîments, écrite d’avance au ministre. — Ainsi, Élisabeth, tu le veux décidément. Songe bien que… — Signez. — Je suis perdu ! s’écria-t-il avec douleur en jetant la plume. — Enfin, dit la marquise, nous allons reprendre un rang que nous n’aurions jamais dû quitter. Suivez-moi, marquis. — Adieu ! adieu le temps le plus heureux de ma vie ! dit tristement l’ex-débitant en suivant les pas de sa femme.

Un mois après, le marquis de Longetour partit pour Toulon, afin de prendre son commandement. Et voilà comment M. Formon ne vendit plus ni chiques ni cigares.


CHAPITRE II.

Saint-Tropez.


Tu veux voler, et crains le vertige. Est-ce nous qui nous sommes jetés à ta tête, ou toi à la nôtre ?
Gœthe. — Faust.


Lève-toi, lève-toi, beau soleil de Provence ; lève-toi. Déjà l’Elbe se découpe en bleu sur cette nappe resplendissante de clarté dont tu inondes l’horizon… Lève-toi. Viens couvrir d’un voile de pourpre et de lumière les hautes montagnes de la Corse, et dorer les eaux paresseuses qui baignent le golfe de Fréjus.

Mais tes rayons ont déjà dissipé les tremblantes et fraîches vapeurs qui couraient sur la mer pour s’élancer vers toi…

Vers toi, doux soleil, qui nous apportes d’Italie la chaleur et la volupté ! Aussi la Provence vaut l’Italie. Voyez là-bas ces masses verdoyantes, couvertes d’une neige de fleurs à corolles d’or, qui répandent de si doux parfums ; ces maisons blanches à toits rouges, ces terrains calcinés. Ne dirait-on pas une villa de Toscane ? Et pourtant c’est Hyères, la fertile Hyères, qui aime à voir ses beaux orangers et ses ravissantes bastides se réfléchir dans les eaux bleues de la Méditerranée.

Oh ! nos Provençales, qui serrent leurs épais cheveux sous les mailles soyeuses d’une résille verte, qui cachent leurs gorges brunes et dorées dans un étroit corset noir à festons rouges…, nos Provençales valent bien les Italiennes de l’Arno.

Nos filles de Provence ont aussi le soir leurs danses au bord de la mer, leurs danses vives, animées et lascives. Le soir aussi, quand la lune argente les bois de myrtes, la brise embaumée se tait quelquefois pour laisser bruire d’ardents baisers, de tendres frissonnements entrecoupés de silences… qui font rêver et tressaillir.

Mais déjà le soleil, tombant d’aplomb sur les toits bruns de Saint-