voile… Mais pardon, pardon ! Merval, dit le lieutenant en tendant la main au jeune enseigne avec cordialité ; j’oubliais que vous étiez comte, je crois…
L’expression pénible qui avait un instant rembruni la figure de l’enseigne disparut, et il serra la main que Pierre lui offrait. — Je suis enseigne de vaisseau à bord de la Salamandre, et fier d’être sous les ordres d’un brave tel que vous, lieutenant. — Monsieur est comte en effet, reprit le commissaire ; je l’ai sur mon rôle du bord. Egbert-Dieudonné-Vincent-Beaunair, comte, pardieu ! comte de Merval… comte y est bien. — C’est bon, c’est bon, commissaire, dit l’enseigne en rougissant, je sais mon nom. — Oui, monsieur ; mais vous êtes comte, c’est un beau titre. Je voudrais bien être comte, moi ! Et vous, docteur ? — Taisez-vous donc, commissaire, dit le docteur ; vous êtes bête comme une oie. — Hein, comment ! dit le gros petit homme qui devint rouge comme une pomme d’api. — Je dis bête comme une oie, reprit imperturbablement le docteur en le regardant entre les deux yeux. — Allons, allons, ne vous fâchez pas, dit le lieutenant en souriant. Vous savez, commissaire, que le docteur a son franc parler : il y a vingt-trois ans que je le connais ainsi, et vous ne le changerez pas. — Non, pardieu, pas ! dit le docteur. Tel que vous me voyez, jeune homme, j’ai dit à l’amiral *** qu’il s’était conduit comme un polisson devant l’ennemi ; qu’il avait fait hacher un tas de braves gens par sa lâcheté ! Et je ne le sais malheureusement que trop bien, puisque, blessé moi-même, je les ai pansés, soignés, amputés comme mes propres enfants. Ainsi vous voyez bien, commissaire, que je puis vous dire que vous êtes bête comme une oie, puisque j’ai dit à un amiral qu’il était un polisson. — Allons, assez, docteur, dit Pierre prenant pitié du commissaire qui paraissait assis sur des charbons ardents. — Mais dites donc, commissaire, reprit le docteur, je ne vous en veux pas pour ça, au moins. Touchez là. Vous vous y ferez. Une campagne ensemble et vous verrez que le vieux Garnier est un bon matelot ; mais il faut qu’il lâche tout ce qui lui barbouille le cœur : ce que je vous ai dit, voyez-vous, il fallait que ça fût dit. — Et ce nouveau commandant a-t-il de beaux combats ? demanda le jeune enseigne. — Ma foi ! dit Pierre, je ne les connais pas. Longetour !… connais-tu ça, toi, docteur, Longetour ? — Pas plus que le poisson dont voici la queue. Et vous, Merval ? demanda le docteur à l’enseigne. — Je ne le connais pas non plus. — Ce serait pourtant dommage de gaspiller un tel équipage ; il y a tant à faire avec ces gens-là, quand on sait les conduire. Mais je suis tranquille, on connaît la Salamandre, et on ne nous enverra qu’un loup de mer. — Mais à propos, reprit le docteur en s’appuyant sur la table et traçant des losanges sur le fond de son assiette avec son couteau, et vous, Merval, où avez-vous servi ? Sortez-vous des écoles de Toulon ou de Brest ? — Monsieur, dit l’enseigne, ma famille n’a jamais quitté ses souverains légitimes, et j’ai suivi ma famille. — Ah ! j’entends, vous avez servi aux Anglais. Jeune homme, ce n’est pas beau, dit le docteur en secouant la tête. — Monsieur ! monsieur ! dit l’enseigne en pâlissant. — Je dis que ce n’est pas beau, reprit le docteur en continuant ses losanges.
Cet incident réveilla Pierre qui semblait absorbé.
— Allons, messieurs. — Monsieur m’insulte, dit le bouillant jeune homme. — Merval ! Merval ! dit le lieutenant. — Je vous dis que ce n’est pas beau de servir les Anglais. Voilà tout. — Vous me rendrez raison, et tout à l’heure, s’écria l’enseigne en se levant de table. — Oh ! oh ! oh ! dit le docteur sans abandonner ses losanges, oh ! voilà bientôt vingt-cinq ans que le vieux Garnier navigue, et ce n’est pas un enfant qui lui fera peur. Jeune homme, depuis Trafalgar j’ai vu bien des combats, j’ai été blessé cinq fois, ce qui m’a valu ce bout de ruban rouge. Mon ami Pierre, que voilà, vous dira si je crains de panser un de mes matelots sous le feu. Mais je ne me bats pas pour des misères. Et puis, voyez-vous, je dois compte de ma vie à ces pauvres marins que je soigne depuis onze ans : ce sont mes enfants à moi ; ils ont confiance en moi, ils trouvent toujours le vieux Garnier quand ils souffrent. Je ne m’appartiens plus, demandez-leur plutôt. Tenez, je ne vous en veux pas, touchez là. Seulement vous avez servi les Anglais ; à mon avis, vous avez eu tort, ce n’est pas beau, et voilà tout. — Merval, dit le lieutenant, je vous en prie, je vous ordonne de m’écouter.
À force de raisons, bonnes ou mauvaises, on calma l’enseigne, qui, plein de bonnes qualités, était loyal, brave, et peu rancunier. Le premier il tendit la main au docteur.
— Je vous ai dit ce que je pensais, répondit celui-ci en lui serrant cordialement la main ; maintenant nous naviguerions cent ans ensemble, voyez-vous, que je n’en ouvrirais pas la bouche ; mais il fallait que ce fût dit.
Un pilotin descendit, et, s’adressant au lieutenant : — lieutenant, voilà le canot-major qui accoste. M. Paul est à bord. — Enfin ! dit le lieutenant. Dites à M. Paul de se rendre dans ma chambre, et faites désarmer le canot.
Et, Pierre Huet donnant l’exemple, on se leva de table.
— Vous n’oublierez pas la paye de nos hommes, dit-il au commissaire. — À midi je commencerai, lieutenant, vous pouvez en donner l’avis. — Cela suffit, dit Pierre Huet. Et il monta dans la batterie ; car, en l’absence du commandant qu’on attendait, il occupait l’appartement de cet officier supérieur. — Je vous trouve enfin, monsieur, c’est fort heureux, dit-il en ouvrant la porte de la galerie où l’aspirant attendait.
CHAPITRE VI.
L’aspirant.
Que tu sais bien dorer ton magique lointain !
Qu’il est beau l’horizon de ton riant matin,
Quand le premier amour et la fraîche espérance
Nous entr’ouvre l’espace où notre âme s’élance,
N’emportant avec soi qu’innocence et beauté,
Et que d’un seul objet notre cœur enchanté,
Dit comme Roméo : — Non ce n’est pas l’aurore !
Aimons toujours : l’oiseau ne chante pus encore.
Tout le bonheur de l’homme est dans ce seul instant.
Le sentier de nos jours n’est vert qu’en le montant.
Mais un mot sur lui, sur cet enfant. Car à peine avait-il seize ans… et toutes les illusions de cet âge. Illusions si bonnes, si naïves, si fraîches, si poétiques ! Il avait un de ces cœurs vierges et candides si pleins de nobles croyances, qu’au récit d’une belle action ou d’une courageuse infortune il pleurait… il pleurait de joie ou de pitié. C’est que là existait une sève puissante de jeunesse et de conviction ; c’est que cette âme tendre et pure encore croyait à tout, admirait tout.
Pour cette âme la vie était un prisme éblouissant, coloré de ses vagues désirs d’amour, de fortune et de gloire : tout était soleil et printemps, confiance et vertu. Et puis, pour cet enfant, l’objet idéal du culte le plus profond, le plus idolâtre, après son père, c’était une femme. Oh ! pour lui, une femme, c’était une croyance, son but, son avenir, l’éternel bonheur que Dieu réservait sans doute à sa chaste jeunesse. Éternel ! oui. Car dans sa pensée il ne la quitterait pas cette femme adorée, ni dans ce monde ni dans l’autre. Pauvre enfant ! vivre de sa vie, mourir de sa mort ! Et puis après, pour vos deux âmes d’ange, le ciel. C’était là ton rêve !
Noble rêve, sainte et naïve espérance de ce jeune cœur ! C’est que le souvenir de sa tendre mère avait épuré son amour ; c’est que ce religieux souvenir se mêlait à toutes ses pensées dès qu’il songeait à cette femme qu’il aimerait un jour ; c’est qu’il regardait comme un devoir sacré de lui rendre à elle tout ce profond et touchant amour que sa bonne mère avait autrefois eu pour lui. Car elle n’était plus, sa mère : non, Pierre la perdit alors que son fils n’avait que huit ans encore, et le prit avec lui à bord de la Salamandre. Aussi ce pauvre petit fut-il privé bien jeune des soins maternels d’une femme qui reversait sur lui tout l’amour qu’elle ne pouvait prodiguer à son mari absent. Et, vous le savez, dès qu’une mère craint pour la vie de son époux, elle est deux fois plus tendre pour son enfant.
Or, depuis ce fatal événement, Paul ne quitta pas son père. Élevé à bord, à l’école de cette vie dure et sauvage, la sublimité et les harmonies de cette nature toujours primitive se reflétèrent dans cette jeune âme si ardente et si vive, et y firent germer les plus nobles sentiments.
Tout enfant, son père se plaisait à lui faire admirer les tableaux variés et grandioses qui se déroulaient sans cesse à sa vue. Tantôt bercé dans les hunes au bruit de la tempête, Paul souriait à sa voix mugissante. Tantôt le vieux maître la Joie, le prenant sur son dos, le portait à la cime du mât le plus élevé, et là, façonnant ses petites mains au rude toucher des manœuvres, il lui apprenait en jouant la pratique de cette pénible profession ; et c’était plaisir de voir souvent Paul, dans sa folle joie, se lançant au bout d’un cordage, se suspendre au-dessus de l’abîme et s’y balancer insouciant ! De tels jeux, une telle existence, développent fortement le physique et le moral ; le cœur se trompe à ces dangers continus : aussi Pierre retira-t-il Paul des mains de ses berceuses, comme il disait, quand il eut atteint sa dixième année, et se chargea de son éducation.
L’exemple se joignant à la théorie, le jeune homme fit de rapides progrès, fut nommé aspirant, et reçut sa première blessure dans un des glorieux combats de la Salamandre. Son père le vit tomber, saignant, brisé, détourna les yeux, et continua froidement le commandement qu’il avait commencé. Mais après le combat, quand il eut déposé avec le porte-voix le caractère dur et impassible du marin, cet homme de fer, inébranlable au milieu du feu, pleura, sanglota comme une jeune mère auprès du berceau de son fils. Des nuits entières, il les passa près de lui, le veillant seul, le soignant seul, épiant ses moindres désirs, empressé, attentif, soumis aux plus poignants caprices de sa souffrance, dévorant ses larmes quand, dans son délire, Paul, ne le reconnaissant pas, l’appelait à grands cris. Oh ! qu’il y avait de douleur, de profonde et atroce douleur dans la voix de ce pauvre père disant tout bas : —