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Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/69

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sieur. — Mais taisez-vous donc, commissaire, dit le vieux Garnier ; est-ce que vous savez ce que c’est qu’un marin ? est-ce que vous croyez que, lorsque ces pauvres diables-là, après deux ou trois ans de campagne, vont prendre à terre un jour de bon temps, ils ont grand tort ? Je vous donne six mois, à vous, qui vous plaignez déjà de la vie de bord, et puis nous verrons. — Mais, Dieu me damne, dit Merval, il y a du sang et des morts dans les embarcations ! — Dites donc du vin et des ivrognes ! dit Garnier. — Non, pardieu ! Merval a raison, reprit le lieutenant en braquant sa longue vue ; j’en étais sûr ! une rixe, des coups échangés avec les Provençaux, une affaire d’opinion, peut-être ? Malédiction ! mes pauvres flambarts, mes pauvres matelots ! Et Paul, et mon fils ! — Soyez tranquille, dit Merval, je le vois. Il tient le gouvernail de la chaloupe. Il n’a rien. — Diable ! dit le docteur ; à mon coffre, de la charpie, du linge ! Voilà, par exemple, bien du sang perdu ! Enfin, c’est égal.

Et le bonhomme descendit à sa chambre.

— Et voilà ce qu’il y a de pénible, Merval, disait le lieutenant ; voilà de braves, de loyaux marins dont j’excuse la conduite, parce que je connais les privations qu’ils endurent si courageusement, et il faut que je les reçoive à bord avec dureté, avec rigueur, que je sévisse. — Bah ! bah ! dit l’enseigne, vous traitez vos matelots trop doucement ; les Anglais… — Les Anglais, les Anglais, monsieur, n’ont pas du sang français dans les veines. C’est à coups de corde que vous les conduisez au feu, et celui-là a un triste courage, monsieur, qui ne se bat que placé entre deux périls ou gorgé de rhum et de vin. Je n’ai fait donner des coups de corde ici que onze fois depuis neuf ans, monsieur ; j’ai vu mes flambarts au feu, et je sais ce qu’ils y font. — Chacun son opinion, lieutenant. Mais voici nos hommes.

En effet, les embarcations avaient accosté, mais pas un matelot ne parut sur le pont. Honteux, confus, ils sautèrent tous par les sabords : il n’y eut que les blessés qui furent hissés à bord, ainsi que le pauvre Giromon. Paul mit l’état-major au fait de tout, et le lieutenant ordonna au maître la Joie de faire monter l’équipage sur le pont. Les marins parurent, la tête baissée, insouciants et résignés. Pierre se plaça sur son banc de quart, prit sa figure sévère, et dit :

— Tout homme qui abandonnera le bord sans permission sera puni de huit jours de fers. Quand cet abandon aura le caractère de complot et de désertion, les chefs seront punis de vingt coups de corde. L’équipage de la Salamandre est dans ce cas : nommez-moi les chefs.

Il savait bien, le digne officier, qu’il n’aurait pas de réponse.

— Puisque vous vous refusez à les nommer, la bordée qui ne sera pas de quart restera douze heures aux fers par jour, pendant un mois. — Rompez les rangs ! marche ! La bordée de bâbord, rendez-vous aux fers. — Capitaine d’armes, veillez-y.

Tout ceci était tellement prévu, connu d’avance par l’équipage, qu’il n’y eut pas un murmure, pas un mot ; et, en vérité, Pierre paraissait plus peiné qu’eux.

— Bonnes, braves gens ! dit-il en les voyant descendre un à un avec insouciance ; pour un jour de plaisir, et quel plaisir ! ils vont recommencer deux ans, trois ans de la vie la plus dure, la plus pénible, et pas une plainte ! Pauvres gens ! Mais voyons les blessés.

Il rejoignit le docteur, qui allait, venait, jurait, tempêtait dans la batterie où on les avait provisoirement déposés.

— Vous ne pouviez donc pas, brutes que vous êtes, leur disait-il, emporter vos bâtons ou des sabres pour aller à terre, hein ! et m’assommer ces gredins-là ? C’est bien la peine d’être Bretons, de jouer du bâton à deux bouts, pour se laisser égorger comme des imbéciles. — Mais, major, dit l’un, nous avions nos couteaux. — Ah oui ! vos couteaux ! Vous êtes encore de beaux ânes pour jouer des couteaux avec ces chiens de Provençaux ! Tiens ! regarde-moi cette plaie ! sont-ce vos épingles qui feraient de ces entailles-là ? Je vous dis que vous êtes des brutes, des ânes, des animaux. Ah ça, rappelez-vous bien ce que je vais vous dire. Si demain matin je vois, je m’aperçois à la plaie de quelqu’un qu’il a dû souffrir aujourd’hui ou cette nuit, et qu’il ne m’a pas envoyé chercher ou fait réveiller, si je m’aperçois enfin que quelqu’un ait souffert sans me le dire, vous entendez bien ? — Oui, major. — Eh bien ! ce quelqu’un-là ira aux fers pour quinze jours, après sa guérison, je vous le jure, parce que ce n’est pas la première fois que ça vous arrive, malheureux que vous êtes ! — Mais, major… — Il n’y a pas de mais, major ! Est-ce que vous croyez, dit le bonhomme exaspéré, est-ce que vous croyez que vous êtes ici pour souffrir comme des damnés, et moi pour me gratter les oreilles et dormir comme un moine ? Est-ce que vous croyez que des gens comme vous, animaux que vous êtes, ne méritent pas tous les soins possibles ! Est-ce que ma vie ne vous est pas consacrée, misérables !… — Si, major ! — si major ! dirent les autres avec une peur effroyable, car le bon Garnier exhalait sa philanthropie avec une fureur inouïe ; si, major ! nous savons que vous êtes notre bon vieux major, et que vous nous soignez crânement. — Belle malice ! je me souffletterais, si je ne le faisais pas. Allons ! mes enfants, c’est dit ! courage, ça ne sera rien ; tranquillisez-vous, et n’oubliez pas les fers, si vous souffrez sans le dire ! — Oui, major…

Puis le bon Garnier, tout grondant, rejoignit le lieutenant, qui tenait une lettre ouverte.

— Eh bien ! lui dit Pierre, notre commandant, le marquis de Longetour arrive. — Et quand ? — Mais on m’annonce de Toulon son inspection pour demain. — Monsieur Longetour… — Oui, le marquis de Longetour, capitaine de frégate… Je n’ai pas idée de ce nom-là. — Ni moi non plus ; et ça m’est égal. Je retourne à mes blessés ; j’ai oublié de leur dire quelque chose.

Et, pendant le jour qui suivit, l’arrivée du nouveau commandant fut le sujet de tous les entretiens à bord de la Salamandre.


CHAPITRE XVIII.

Coquetterie.


Ah ! quoique portée à un vice décent, tu es chaleureuse, mais non libertine ; éblouie, mais non aveugle.
Byron. — La Valse.

Quelle toilette ! Mais ce prétendu est affreux, ma chère !

— C’est un homme…

Réponse de femme.


Vrai Dieu ! quelle toilette ! quel luxe ! quelle grâce ! Oh ! ce n’est pas la tournure roide et empesée d’une hourque danoise, sèche et droite comme une vieille fille, ou la taille massive et carrée d’une bonne grosse galiote hollandaise, lourde et épaisse comme une ménagère. C’est quelque chose de fin, de souple, d’élégant, de voluptueux. Car elle se met si bien, la Salamandre ! Elle a tant et tant de goût !

Et puis, voyez-vous, une corvette comme elle ne suit pas les modes, elle les invente. Aussi la première elle porta des voiles de perroquet démesurément échancrées. La première, elle peignit en rouge l’intérieur des volets des sabords, qui, relevés sur sa lisse blanche comme la neige, s’y découpaient en losanges de pourpre. Mais il fallait avoir sa tournure, sa figure, sa beauté, pour porter de telles choses : il fallait enfin être la Salamandre. Car je me rappelle qu’un jour, à Caiao, une corvette anglaise voulut singer la toilette de la Française ; mon Dieu ! si vous l’aviez vue auprès, cette pauvre Anglaise, elle était si ridicule, que ça faisait pitié. Pauvre Anglaise !

Et pourtant, c’était bien le même rouge aux sabords, la même échancrure aux perroquets, mais il lui manquait ce je ne sais quoi, cette distinction, cette race aristocratique, si peu commune chez les corvettes et chez les femmes ! Oui, on voit bien, ma jolie Salamandre, que vous attendez votre nouveau maître ! quel goût d’ajustements ! quelle recherche de minutieuse propreté ! Comme votre pont est blanc et net ! comme vous tenez votre mâture droite et alignée ! Quelle symétrie dans vos manœuvres arrondies avec art ! Comme vous vous drapez voluptueuse sous les plis ondoyants de vos basses voiles !

Mais que vois-je ? comment ! coquette, vous avez sorti votre bel écrin ! vous avez mis vos étincelantes garnitures de haches d’armes, votre ceinture de caronades en bronze à batteries d’acier qui flamboient comme des diamants ! Mon Dieu, que je suis ébloui ! Jusqu’à vos hunes qui ont leurs colliers de pistolets à crosse de cuivre, et leurs tromblons évasés à la moresque qui vous donnent un air si mutin. Et puis, vous êtes couronnée de tous vos pavois, qui émaillent l’azur du ciel des nuances les plus vives et les plus variées : c’est le bleu des Anglais, le rouge des Turcs, le jaune des Espagnols, le blanc et bleu des Hellènes, le vert et blanc du Chili ; que sais je encore, moi ? En vérité, ma jolie Salamandre, vous êtes toute chatoyante d’acier, d’or, de couleurs et de lumière !

Et pourquoi tous ces brillants apprêts, je vous prie ? Pour recevoir ce digne et bon marquis de Longetour, qui a abandonné pour vous son tranquille comptoir, sa méchante femme, son existence heureuse et oisive, ses dominos, son café, ses modestes habitudes. Hélas ! hélas ! je crains bien, folle, libertine que vous êtes ! je crains bien que ce pauvre homme ne soit mené, conduit, tourmenté, perdu par vous, peut-être. Lui si doux, vous si hautaine ; lui si peureux, vous si intrépide ; lui si chaste, si timide, vous si impertinente, si amoureuse, faisant les doux pavillons à tous les navires que vous rencontrez.

Hélas ! encore hélas ! je crains qu’il n’y ait entre vous et lui une bien grande incompatibilité d’humeur, comme on dit, et que vous ne l’obligiez peut-être à former une demande en séparation.

Car enfin vous voudrez garder votre brave et fier amant Pierre Huet. Pauvre ! pauvre marquis !

Et s’il devenait amoureux de vous ? car vous vous êtes faite belle aujourd’hui : vous ne l’aimez pas, et pourtant vous voulez le séduire !

En vérité, les corvettes et les femmes sont des démons incarnés.

Au fait, jamais la Salamandre n’avait été si bien, si piquante. Tous ses flambarts et ses nouveaux marins amenés par Paul étaient galamment habillés de pantalons blancs, de vestes bleues à boutons à l’ancre ; puis leurs ceintures rouges tranchaient avec la blancheur des chemises brodées en bleu au collet, qui, rabattu sur la veste, laissait voir des cous bruns et vigoureux. Enfin, un petit chapeau à forme très-basse, à bords très-étroits, couvert d’une coiffe blanche serrée par un large ruban noir, complétait leur habillement uniforme. Les maîtres, contre-maîtres et