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« Tout officier qui portera l’épée ou la main sur son supérieur pendant le service, sera… »

Le commandant ne put achever, pâlit, et fut obligé de s’appuyer sur le dos de son siège. Pierre reprit le livret et continua sans émotion :

« Cet officier sera puni de mort. » Et il posa le livret sur la table.

Le commandant tomba anéanti dans son fauteuil ; Pierre croisa ses bras et lui dit :

— Vous voyez, monsieur, la loi est formelle à cet égard. Or, j’ai porté mon poignard sur vous ; tranchons le mot, j’ai voulu vous assassiner, vous, commandant du navire, en plein pont, à la vue de tout l’équipage, dans un de ces moments où il faut que la discipline la plus sévère, la plus absolue, règne à bord. Je vous le répète, la loi est formelle : Peine de mort ! — Mais c’est impossible ; mais, excepté la Joie, personne ne vous a peut-être vu… mais d’ailleurs je ne porterai pas plainte. Ainsi… — Tout s’est passé devant nos matelots ; et vous ne porteriez pas plainte, que le bruit public m’accuserait, que moi-même, monsieur, je me constituerais prisonnier. — Et moi, monsieur, je dirais hautement au conseil : Tout ceci est arrivé parce que je me suis conduit comme un lâche, parce que j’ai voulu abandonner mon bord, et mon lieutenant s’y est opposé ; c’est donc moi qui mérite la mort. Car enfin je n’ai pas l’habitude du feu ni de l’eau, c’est vrai, s’écria le digne marquis en se levant ; j’ai peur d’un naufrage ou d’un boulet, c’est encore vrai, mais il ne sera pas dit que j’aurai été assez misérable pour laisser fusiller un brave militaire, un père de famille, un loyal marin comme vous, Pierre.

Et, pour péroraison, l’excellent homme se jeta tout en larmes dans les bras du lieutenant, qui, tout ému, lui répondit :

— Remettez-vous, commandant. Vous êtes bon, sensible, vous avez des qualités que je respecte ; dans toutes les positions du monde, excepté dans celle de capitaine de frégate, vous seriez très-bien, très-honorablement placé Enfin, c’est un malheur, la faute est faite : il n’y a aucun remède. Mais je vous jure, sur Dieu et l’honneur, que je n’aurai pas dans le cœur le moindre sentiment de haine contre vous à mon dernier moment. — Mon Dieu ! mon Dieu ! disait le bon commandant en pleurant a chaudes larmes ; malheur, malheur à moi !… Encore une fois, Pierre, reprit le marquis en essuyant ses pleurs, ce ne sera pas, ça ne peut pas être.

Pour toute réponse, Pierre prit le journal du commandant, et écrivit ce qui suit :

« Aujourd’hui, le nommé Huet (Pierre), âgé de quarante-deux ans, né à Quimperlé, chevalier de la Légion d’honneur, lieutenant de vaisseau, embarqué comme second à bord de la corvette de S. M. la Salamandre, s’étant oublié jusqu’à porter un coup de poignard à moi, capitaine des vaisseaux du roi, commandant ladite corvette, dans l’exercice de mes fonctions, revêtu de mon uniforme ; ce crime ayant été commis parce que je me refusais à donner l’ordre de faire sauver son fils, aspirant à bord : j’ai convoqué pour demain un conseil de guerre extraordinaire, afin de connaître de ce délit, et prendre des mesures convenables ; le prévenu étant en cas de récidive, et ayant déjà gravement manqué à la subordination, en interrompant mon commandement en plein pont. Et j’ai ordonné provisoirement que ledit Pierre Huet cessât ses fonctions, et fût retenu prisonnier dans sa chambre jusqu’à nouvelles informations.

« Fait à bord, le etc.

« Signé : le capitaine de frégate, commandant la corvette de S. M. la Salamandre. »

Puis Pierre se leva et dit au commandant :

— Voulez-vous signer ceci ? Je l’ai rédigé moi-même, parce que vous n’auriez pas su la forme de cette déclaration. — Jamais, jamais, s’écria le marquis après avoir lu. — Votre résistance est inutile ; car, à l’heure qu’il est, dit Pierre, d’après mon ordre, le lieutenant Bidaud consigne la même chose sur le journal de l’état-major, qui fait foi comme le vôtre. — Alors, dit le marquis, je vais écrire au bas… toute la vérité… — Monsieur, s’écria Pierre, devenant rouge de colère, oserez-vous donc consigner l’acte de lâcheté la plus inouïe sur un des journaux de la marine française ? Savez-vous que ces journaux-là seront peut-être un jour de l’histoire, monsieur ? — Vous y consignez bien un mensonge ! — Ce mensonge ne me déshonore pas. On pourra lire sur le journal de la Salamandre : — Pierre Huet, entraîné par son amour pour son enfant, s’est oublié jusqu’à frapper son commandant ; il a été puni, et est mort en brave. — Mais on n’y lira pas : — Un commandant de la marine française est le seul, est le premier qui ait crié « sauve qui peut » à son bord. — Non, non ! dût la foudre m’écraser à l’instant, vous n’ajouterez pas un mot, et vous signerez ceci sans tarder. Car enfin, pensez-vous, monsieur, que, depuis une heure, vous parlez supplice avec un condamné à mort ? Et, dit Pierre en se calmant, j’aime mieux un autre sujet de conversation.

Le commandant signa ; il sanglotait.

— Bien, dit Pierre. Maintenant j’ai une grâce à vous demander ; c’est que mon fils ignore ce qui s’est passé ; son âge l’empêche de faire partie du conseil, et je connais l’équipage, mes bons flambarts, le pauvre enfant ne saura rien avant notre arrivée à Smyrne, où se trouve la division qui fournira le conseil supérieur destiné à me juger en dernier ressort ! Encore un mot, commandant. Depuis cinq ans, je soutiens un vieux matelot invalide, brave et honnête homme, qui n’a que moi au monde pour s’intéresser à lui. Il se nomme Gratien, et demeure à Brest. Promettez-moi de me remplacer auprès de lui, car, sans cela, il mourrait de faim. Allons ! c’est dit ? adieu, commandant. Je me rends dans ma chambre ; je dirai à Paul que vous m’avez ordonné les arrêts pour une faute de service. M. Bidaud fera la route et le point ; il en est, je crois, capable.

Pierre sortit, et le marquis resta plongé dans de douloureuses réflexions.


CHAPITRE XL.

Pressentiments.


Hélas ! vous m’avez aujourd’hui sauvé la vie ; vous avez détourné de moi le poignard de l’assassin. Pourquoi avez-vous arrêté le coup ? Toute incertitude serait finie, et, pure de tout reproche, je reposerais tranquillement dans le tombeau.
Schiller. — Marie Stuart.

Hélas ! ces larmes ! si tu savais que de flots il en sera versé !
Byron. — Caïn.


Enfin nous voici encore une fois en route, chère et digne Salamandre. Tu as été, il est vrai, un peu retardée par le vouloir de Misère.

Pauvre Misère, dors en paix dans la sépulture transparente. Ton idée était bonne, mais, enfant, tu t’es trop hâté d’en annoncer l’exécution. Deux minutes de silence, et tes projets réussissaient au gré de tes jeunes désirs. Pourquoi te jeter à la mer, ne pas attendre, ne pas rester à la cime du grand mât ? Peu à peu tu aurais vu s’abîmer la corvette, et cette foule qui t’avait battu si souvent ! cette foule que toi, faible enfant, tu dominais de la hauteur immense du grand mât et de ta vengeance ! Jeunesse, amour, beauté, gloire et génie, tout s’engloutissait sous tes pieds, et toi qu’on méprisait, toi mousse, toi géant, tu contemplais d’en haut cette longue et douloureuse agonie. Et puis le mât, à son tour, s’abaissant, disparaissait peu à peu. Et enfin arrivait le moment où, seul, sur l’immensité de la mer, effleurant son niveau, tu aurais paru marcher sur les flots, à l’instar de saint Jacques, et pu crier miracle. Et dire pourtant que tu as maladroitement sacrifié tous ces avantages au plaisir de lancer, du haut de ton mât, je ne sais quel pitoyable jeu de mots sur une noix rongée par un rat.

Enfin, vogue, vogue, bonne Salamandre. Nous approchons de la côte d’Afrique, et la brise se fait.

Qui croirait, à te voir si tranquille, si calme, qu’il y a dans ton sein des passions qui fermentent, des cœurs qui se brisent, des pensées de mort, des cris et des larmes ? Mon Dieu ! tout cela ne rend ni ta coque moins noire, ni ton gréement moins fin, ni ta voilure moins élégante !

Qu’on s’égorge, qu’on pleure du sang, ton enveloppe, nette et froide, ne trahit rien. Et pourtant, peut-être, ainsi que ces fées des ballades si fraîches, si roses, qui, vêtues d’or et d’azur, forment des danses magiques sur le lac solitaire, effleurant à peine sa surface limpide du bout de leurs pieds blancs et délicats ; et qui pourtant, gonflées de rage et de fureur, se changent en larves et en goules hideuses, dès que la lune se lève sanglante derrière les noirs sapins de la forêt… Ainsi peut-être ce monde en miniature qui, il y a peu de jours, se pressait, s’agitait, s’aimait ou se cherchait à ton bord ; ces dévouements, ces amitiés, ces amours, tout cela n’attend-il peut-être aussi qu’une lutte sanglante, pour fouler aux pieds, comme dans la ballade, fleurs et parfums, écharpes flottantes et brillants insignes, pour changer en cris de meurtre et de désespoir ces doux mots qu’on se dit si bas, ces protestations qu’on se fait si haut, pour changer en morsures cruelles et acérées ces douces morsures que fait une bouche caressante, et qui laissent, sur une peau satinée, des traces si chères aux amants.

Mais que dis-je, bonne Salamandre ? Peut-être est-ce, au contraire, un soleil radieux et pur qui se lèvera au lieu de cet astre funèbre de la nuit ; un soleil étincelant qui pétille et scintille sur les vagues en mille reflets brisés, rompus, ardents, éblouissants ; un soleil bienfaisant qui réchauffe de sa lumière dorée la nichée de petits alcyons que la mer emporte et balance dans leur nid tout tapissé des lichens verts à fleurs roses.

Car, enfin, ainsi que disait Paul à Szaffie, tout n’est pas hiver et ténèbres, il y a un printemps et un soleil aussi, ou mieux des compensations.

Car si Alice est encore en proie à un spasme nerveux et violent qui l’agite depuis que Szaffie l’a emportée mourante dans la batterie pour la confier aux soins empressés de sa tante chérie ; si Alice, n’ayant plus sa raison, tressaille et rit douloureusement au milieu d’un effrayant délire ; si Paul, respirant à peine, les yeux baignés de larmes, a passé le jour et la nuit entière assis à sa porte, prêtant l’oreille et sentant son cœur se