Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/92

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exemples, Paul. — Ainsi, dit Paul dont le cœur se contractait affreusement, pour être heureux avec elles… — Oh ! Paul, vous demandez là beaucoup. Pour être heureux, il faut voir dans la femme un fait ; par amour-propre ne posséder qu’une fois, défiant ainsi ce qu’on appelle une trahison ; dire après : Merci ou adieu ; et changer souvent. — Mais si l’on aime, si l’on aime avec délire, avec passion ? — Vous me demandez le moyen d’être heureux, Paul ? les vrais bonheurs sont négatifs, sont dans l’insensibilité morale : aussi faut-il dépouiller vite, et user, n’importe sur qui, ce superflu de passion, de délire, comme vous dites. — Mais, au nom du ciel ! que reste-t-il donc, alors ? — Il reste des sens à satisfaire, tant qu’on a des sens ; et quand on n’en a plus, le passe-temps d’analyser de sang-froid ces êtres si inexplicables, en les faisant passer à votre gré, ou au leur, par toutes les émotions, des plus douces aux plus cuisantes ; puis, de leur raconter, après, comment votre passion n’a été qu’une étude psychologique ; comment de leur âme, que vous rendiez heureuse ou souffrante, vous aviez fait un livre où vous lisiez ; et que, tout étant lu, il fallait fermer le livre ou le déchirer.

Paul était dans un état impossible à décrire. Pour la seconde fois, cet homme implacable le tenait sous son infernale obsession. Mais, ce qui faisait entrer plus avant au cœur de Paul l’amertume de ces effrayants paradoxes, c’était le souvenir de la conduite d’Alice et un soupçon vague, un instinct indéfinissable qui lui disait qu’elle si pure, si aimante, devait pourtant servir d’appui, d’exemple à cet atroce système ; aussi, éperdu, fasciné, il tenta un dernier effort, avec cette rage froide du joueur qui, avec son dernier louis, met sa vie sur une carte.


Szaffie.

— Monsieur ! dit-il à voix basse et sourde, sortons des généralités, arrivons à une chose personnelle, à moi. Tenez, monsieur ! j’aimais une jeune fille, belle, pure et chaste. Oh ! je l’aimais avec cette passion, même avec respect ; car je l’aimais au nom de ma mère, monsieur ! Comprenez-vous bien : au nom des vertus de ma mère ?

Un jour que je souffrais, oh ! je souffrais beaucoup ! j’avais besoin d’épancher ma douleur, de dire à quelqu’un : Pitié pour moi ! J’allai chez mon père. Il ne voulut pas me voir. Alors, j’allai chez elle, et, vous le savez peut-être, jamais on ne désire tant d’être aimé que quand on souffre. Mon aveu s’échappa avec mes larmes, et elle ne me repoussa pas ; au contraire, quelques jours après, elle me dit : Paul, je vous aime ; Paul, c’est de mon plein gré que je vous dis que je vous aime ; Paul, c’est au nom de l’anneau de votre mère que je vous nomme mon fiancé devant Dieu ! Aussi, Paul, si je vous trompais, je serais infâme : entendez-vous ? Paul, infâme !

Enfin, monsieur, vous jugez de mon délire, de ma joie ; je n’osais espérer autant d’elle, moi. Je ne le lui demandais pas. Pourquoi me l’eût-elle dit, si ce n’eût pas été vrai ? Elle n’avait aucune raison pour me tromper ; n’est-ce pas ? Et pourtant, ce matin, oh ! ce matin. Et Paul cacha sa tête dans ses mains.


Où allez-vous donc, monsieur ? — Parbleu ! nous coulons, je me sauve.

— Eh bien ! Paul ? dit froidement Szaffie ; ce matin, Alice vous rend votre anneau, et vous dit : Paul, oubliez-moi.

Paul se dressa, comme s’il eût été mordu par un serpent.

— Vous le savez ? — Oui. Ne vous ai-je pas dit que le cœur de la femme est ainsi fait ? Paul, vous êtes jeune, vous avez une âme noble, confiante, pure et naïve. Vous croyez à tout, vous admirez tout ; mais ici il y a un homme qui n’a plus aucune conviction consolante, qui ne croit à rien, qui ne peut aimer rien, qui hait l’humanité tout entière d’une haine implacable.

Et Szaffie semblait grandir à mesure qu’il développait ainsi son odieux caractère.

— Et tu as pensé être aimé, enfant dévoué et plein de cœur, quand il y avait près de toi un homme flétri et corrompu ? Tu as pensé être aimé, quand une femme avait à choisir entre un ange ou un Satan ? — Mon Dieu ! mon Dieu ! ma tête se crève… Que voulez-vous dire ? bégaya Paul ; quel est cet homme, ce Satan ? — Moi ! — Vous ?

Et Paul tomba renversé sur une caronade. Puis, se relevant d’un bond, il serra violemment le bras de Szaffie, et s’écria :

— Tu mens ! ou si c’est vrai, je te tuerai ! — Enfant, dit Szaffie en se dégageant de la main de Paul, je t’instruis, je t’éclaire, je joins l’exemple au précepte : et tu veux tuer ton bienfaiteur ! c’est mal. Voici quelqu’un, calme-toi ; songe à la réputation de mon Alice !

Et Szaffie entra chez le commandant.