Page:Sue - Kernok le pirate, extrait de Le Roman no 697-706, 1880.djvu/10

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Puis il pensait avec amour aux belles campagnes de la Normandie, où il était né ; il croyait voir encore la chaumière dorée par les derniers rayons du soleil, le ruisseau limpide et frais, le vieux pommier, et sa femme, et sa mère, et ses tout petits enfants, qui attendaient son retour, soupirant après les beaux oiseaux dorés et les tissus aux vives couleurs qu’il leur apportait de ses courses lointaines. Il croyait voir tout cela, le pauvre homme ! Sa pipe, sa pipe que le temps avait rendue noire comme l’aile d’un alcyon, sa pipe était tombée de sa bouche entre ouverte. Il ne s’en était pas aperçu ; ses yeux se mouillaient de larmes ; son cœur battait avec violence. Peu à peu les efforts de son imagination tendue vers un même point, peut-être aussi l’influence du tafia, donnèrent à cette vision fantastique une apparence de réalité ; et le bon capitaine, avisant, dans son ivresse, que la pleine mer était cette riante prairie tant regrettée, eut la folle idée de vouloir aller s’y ébattre. Pour ce faire, il s’avança sur le bord de sa croisée, et tomba à l’eau.

D’autres disent qu’une main invisible le poussa, et que le sillage argenté du navire fut un moment rougi.

Le fait est qu’il se noya.

Comme le brick se trouvait près des îles du Cap-Vert, la houle était forte, la brise fraîche : aussi le matelot du gouvernail n’entendit-il rien. Mais Kernok, qui était venu rendre compte de la route au capitaine, dut s’apercevoir le premier de l’accident auquel il n’était peut-être pas étranger.

Kernok avait une de ces âmes fortement trempées, inaccessibles aux mesquines considérations que les hommes faibles appellent reconnaissance ou pitié. Or, il parut sur le pont sans qu’on pût remarquer en lui la plus légère émotion.

« Le capitaine s’est noyé, dit-il avec calme au contremaître,