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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/134

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possible de sacrifier ce bien-être à la folle manie de briller, dont tu as toujours été victime ; en un mot, lorsque tu seras complétement ruinée, expropriée, ce qui ne saurait tarder d’arriver, tu auras ici ton appartement, tu seras défrayée de tout ; je mettrai à ta disposition mille écus par an pour ta toilette et tes menus plaisirs ; tu seras entourée d’égards, de prévenances, de soins, et, d’ailleurs, qu’ajouterai-je ? tu nous connais, ma femme et moi, tu dois enfin comprendre et sentir qu’en t’offrant ce que je t’offre, j’accomplis le devoir cher et sacré que m’imposent mon affection pour toi, ma qualité de frère, le respect de moi-même et la vénération due à la mémoire de nos parents. Ainsi donc, Armande, autant tu me trouveras inflexible au sujet de tout ce qui pourrait favoriser ta folle dissipation, autant tu me trouveras tendre et dévoué lorsqu’il s’agira de t’assurer, au milieu de nous, la satisfaction de tous tes désirs raisonnables.

Madame San-Privato, loin d’être touchée de l’excessive bonté de son frère, vit dans ces offres si sages une tutelle humiliante, révoltante pour son orgueil, et une sorte d’exil dans un pays sauvage. Telle fut l’amertume des ressentiments que cependant elle contenait de son mieux, qu’au lieu de répondre à la touchante sollicitude de son frère par quelques paroles cordiales et reconnaissantes, elle murmura d’un ton lamentable :

— Ah ! pauvre malheureuse veuve que je suis !

— Allons, Armande, une pauvre veuve qui voyage en poste avec deux domestiques…

— C’en est fait, je serai expropriée !

— Des propriétés qui ne t’appartiennent plus, — reprit M. Dumirail en souriant avec mansuétude ; — voilà un grand malheur !

— Obligée de quitter Paris !

— Où tu vis dans la gêne et toujours harcelée, assiégée par les créanciers.

— Forcée de renoncer à mes amis !

— Excellents amis, qui mangent tes dîners en se moquant de toi !

— Enfin, me retirer du monde, à mon âge !

— Il est vrai… tu as toujours vingt ans quant à l’étourderie, pauvre Armande, — répondit M. Dumirail, de qui la bienveillance et la patience ne se démentaient pas ; — mais, en vérité, si pauvre veuve que tu te dises, je ne saurais te plaindre de venir vivre ici, au milieu de nous autres, qui t’aimons et t’aimerons, non point à la mode de Paris, mais de tout notre cœur. Eh ! mon Dieu, je le sais, les premiers temps de ton séjour ici te sembleront pesants ;