que notre bon Maurice, propriétaire cultivateur au Morillon, engraissant ses bœufs et ses porcs, vendant son blé, ses foins, ses bois et ses fromages, sera sans doute, au fond, aussi heureux, sinon plus heureux que mon fils, devenu président du conseil des ministres… d’accord ; mais enfin, je le répète, mon frère, à chacun son lot, et tout ira pour le mieux, pourvu que chacun ne sorte pas de sa condition.
Les paroles de madame San-Privato, qui, servie par l’instinct de sa méchanceté, atteignait au comble de la plus habile de la plus dangereuse perfidie, furent silencieusement écoutées par M. Dumirail.
Or, sauf quelques exagérations ou brutalités de détail, sauf quelques affirmations trop absolues, ces paroles résumaient à peu près la pensée constante de M. Dumirail, encore exprimée, la veille, dans sa conversation avec sa femme, alors qu’il comparait les carrières si différentes que Maurice et Albert devaient parcourir, l’une plus brillante et plus laborieuse, l’autre plus modeste, mais plus facile. Cependant, contradiction surprenante, mystère incompréhensible de l’âme ! ces paroles, au fond si sensées, semblaient à M. Dumirail complétement dénaturées en passant par la bouche de sa sœur ; elles devenaient, selon lui, impertinentes, absurdes, blessantes pour son fils, tant il est vrai que, souvent, l’on n’accepte pas d’autrui les conseils que l’on se donne à soi-même ; enfin, cet imperceptible sentiment d’envie qui, la veille, avait commencé à germer dans son cœur, au sujet de San-Privato, se développa peu à peu, mais encore à l’état latent et presque à l’insu de M. Dumirail ; aussi reprit-il avec une impatience croissante :
— Ma foi, ma sœur, si je t’ai écoutée sans t’interrompre, c’est que la surprise, je devrais dire la stupeur, m’a coupé la parole.
— Je ne croyais pas avoir été si… stupéfiante.
— En un mot, je trouve inconcevable ta prétention de vouloir parquer celui-ci ou celui-là… dans telle ou telle profession. Et d’où te vient, s’il te plaît, cette belle découverte, à savoir que mon fils n’est bon qu’à engraisser des bœufs et des porcs ? Certes, il aime, ainsi que moi, passionnément l’agriculture ; c’est sa vocation actuelle, elle sera toujours la sienne, grâce à Dieu ! Seulement, au nom du plus simple bon sens, je te prie de croire que, tout gros paysan qu’il est, Maurice, je le répète, n’eût été déplacé dans aucune profession ; je n’imiterai pas ton outrecuidance. Je n’affirmerai pas qu’il aurait pu un jour gouverner son pays, insigne honneur réservé, selon toi, à monsieur ton fils ; mais j’af-