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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/174

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mais, sous le coup d’une menace de la part de mon cousin, à qui, d’ailleurs, je le répète haut, et très-haut, je dois la vie… dette sacrée qui m’impose et m’oblige… il est de mon devoir de me borner à répondre aux questions qui pourraient m’être adressées, à moins toutefois que ma dignité ne me commande le silence.

Ces mots de San-Privato, un moment oublié, attirèrent sur lui les regards, et chacun des personnages de cette scène fut profondément frappé de la subite métamorphose du jeune diplomate, naguère encore si dépenaillé, si grotesque, et actuellement d’un extérieur presque irréprochable, et de qui la ravissante figure, calme et reposée, reprenait, comme par enchantement, son charme séducteur. Cette sorte de renaissance de son rival redoubla la colère de Maurice. Elle allait éclater, lorsque Jeane, sans daigner répondre ou faire même allusion aux dernières paroles de San-Privato, reprit d’une voix touchante :

— Maintenant, Maurice, tu sais la vérité, toute la vérité ; maintenant, devant Dieu, qui me voit et m’entend, je te le jure, non-seulement l’inconcevable attrait que cet homme m’inspirait s’est évanoui, mais je me demande, à cette heure, avec un mélange de surprise et de honte, comment un tel attrait a pu exister… car je n’éprouve plus que mépris et horreur pour celui dont la noire perfidie peut seule égaler la lâcheté.

— Allons… tu es à moi, Jeane ! Ce n’est plus qu’une question de temps ; oui, tu es à moi, bel ange aux yeux bleus !… quels yeux !… Ah ! plus que jamais et depuis que je t’ai vue pâlir sous mon baiser… je dis : Il y a de tout dans ces yeux-là ! — répondit mentalement San-Privato à la véhémente apostrophe de la jeune fille.

Celle-ci, tournant ensuite son visage enchanteur vers son fiancé, lui tendit la main et ajouta d’une voix grave :

— Tu sais la vérité, Maurice ; maintenant, je te rends ta parole de fiancé.

― Que dit-elle ? — s’écria le jeune homme stupéfait s’adressant à Charles Delmare, — Jeane, qu’entends-je ?

— Je te rends ta parole de fiancé ; tu n’as plus aucun engagement envers moi, tu es libre ; mais, moi, je reste… et resterai à jamais engagée envers toi… — ajouta la jeune fille les yeux humides et d’un accent navré. — Je ne m’appartiens plus ; mon cœur est à toi… pour toujours à toi… À nul autre il ne sera jamais, entends-tu, Maurice ? Et si, quelque jour… qu’importe l’époque !… tu peux me pardonner d’avoir… malgré moi… durant quelques heures à peine, ressenti pour un homme méprisable et haïssable